LA LETTRE AU PÈRE DE FRANZ KAFKA Benoît Blanchard ERES | « Enfances & Psy » 200

LA LETTRE AU PÈRE DE FRANZ KAFKA Benoît Blanchard ERES | « Enfances & Psy » 2009/3 n° 44 | pages 141 à 151 ISSN 1286-5559 ISBN 9782749211466 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2009-3-page-141.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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En dépit de son statut ambigu, la lecture de cet écrit hybride reste absolument fascinante, compte tenu des effets de super- position induits entre éléments biographiques et émergences fantasmatiques, entre littérature et désarroi subjectif. On pourrait d’ailleurs être tenté par une exégèse sans fin de ce texte central dans l’œuvre kafkaïenne, tant celui-ci semble donner des clés pour en pénétrer les insondables rouages. De fait, à la façon d’un clinicien de génie, Kafka nous livre des traces fugitives permettant de relier certaines dimensions de son univers littéraire à la question de la rela- tion au père, à la loi symbolique et aux processus de filiation. Par-delà la vision de son histoire infantile et de sa propre ontogenèse, l’écrivain met ainsi en scène le déploiement d’une représentation du monde, voire d’une véritable cosmogonie idiosyncrasique. Au fond, ce que cette lettre clame, dans la fureur et le désespoir, c’est l’in- capacité de Kafka à mener à son terme le « travail d’adolescence », c’est-à-dire la possibilité de construire un devenir en son nom propre, d’assimiler un héri- tage sur un mode non aliénant, de se détacher des identifications infantiles afin de pouvoir investir de nouveaux objets, d’intégrer un corps sexué sous le primat du génital. On se situe là à l’évidence dans le registre des impasses du processus de subjectivation pubertaire, dont Kafka donne une description extrêmement pertinente, entre fulgurances littéraires et intuitions cliniques, empreinte d’une douleur saisissante. FIGURES FANTASMATIQUES DU PÈRE Dans sa lettre, Kafka semble osciller en permanence entre l’adresse au père réel et le dialogue solipsiste avec une imago paternelle fantasmatique. De fait, le réquisitoire se maintient sur une ligne de crête instable entre des répri- mandes qui seraient plutôt destinées à un objet interne, incorporé sur le mode d’un persécuteur encrypté, et d’autres qui concerneraient davantage la repré- sentation d’une figure paternelle postœdipienne d’allure surmoïque et plus différenciée. Il s’agit bien là d’une véritable construction identificatoire hété- rogène et composite. L’épisode de la piscine est à ce titre particulièrement fla- 44 © ERES | Téléchargé le 11/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 86.105.9.92) © ERES | Téléchargé le 11/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 86.105.9.92) 142 « Tu pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne. » « Tu étais pour moi la mesure de toute chose. » L ’ E N F A N C E D E L ’ A R T grant, Kafka se décrit comme écrasé par la présence corporelle de son père : « Petit squelette flageolant, pieds nus sur les planches, paralysé par la peur de l’eau, incapable de répéter les mouvements de la nage que, dans une louable intention, mais de fait à ma grande honte, tu faisais et refaisais inlas- sablement devant moi. » Or, dans sa correspondance, Kafka raconte qu’étant enfant il allait effectivement à la piscine avec son père, mais que tous deux restaient au petit bain car ni l’un ni l’autre ne savaient nager… Cette recons- truction après coup de l’histoire infantile tend à enkyster la figure paternelle dans une version monolithique, traversée par des introjects contre-identifica- toires ayant sans doute pour finalité d’assurer une certaine cohérence dans le sentiment de continuité d’existence précaire de l’écrivain. CULPABILITÉ ET INCORPORATIONS SURMOÏQUES L’imago paternelle décrite par Kafka apparaît comme une figure surmoïque menaçante, laquelle pourrait suggérer une mauvaise résolution du complexe d’Œdipe aboutissant à des incorporats archaïques plutôt qu’à des identifications secondaires suffisamment souples pour permettre l’investissement de nouveaux objets. « Le père de Kafka […] ne prend pas appui sur une loi du père qui dépasse le père et qu’il transmettrait, il ne connaît que sa loi, la loi de la contrainte qu’il exerce sans cesse » (Jadin, 2008). Kafka dresse le portrait d’un père despotique et potentiellement destruc- teur dans la mesure où il semble avoir droit de vie et de mort sur son fils : « Nous étions si différents et si dangereux l’un pour l’autre du fait de cette dif- férence que […] l’on aurait pu supposer que tu allais me réduire en poussière et qu’il ne resterait rien de moi » ; « Telle était l’impression de l’enfant : on avait conservé la vie par l’effet de ta grâce et on continuait à la porter comme un présent immérité. » Par ailleurs, c’est l’ombre même du corps paternel qui semble s’abattre sur Kafka : « J’étais déjà écrasé par la simple présence de ton corps. » L’ordre symbolique paraît trop incarné, trop attaché à la réalité corporelle du père pour pouvoir accéder à la dimension d’une loi dans le registre du signifiant. Le rapport à l’autorité devient dès lors une reproduction de la relation à l’imago paternelle. Kafka décrit un père qui semble jouir de sa puissance narcissique, écrasant la perspective d’un devenir par l’affirmation d’une inaccessibilité. Kafka se trouve ainsi captif d’une position d’infériorité indépassable, associée à la conscience douloureuse d’une incomplétude phallique. Il décrit en outre le sentiment de honte inhérent à la représentation de cette irréductible dissymétrie, avec comme conséquence l’interdiction de pouvoir prétendre à une quelconque velléité d’au- tonomie : « J’étais lourdement comprimé par toi en tout ce qui concernait ma pensée, même et surtout là où elle ne s’accordait pas avec la tienne. » L’abus de pouvoir paternel maintient le fils dans une situation castratrice d’infériorité et de manque : « Ton jugement négatif pesait dès le début sur toutes mes idées indé- pendantes de toi en apparence. » Kafka ressent cette posture paternelle comme une volonté délibérée de décevoir son fils dans l’expression de son individua- lité, d’annihiler ses éprouvés, ses émotions propres, ses pensées. En consé- © ERES | Téléchargé le 11/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 86.105.9.92) © ERES | Téléchargé le 11/10/2020 sur www.cairn.info (IP: 86.105.9.92) quence, toute affirmation de soi se charge d’un vécu de culpabilité, en rapport avec l’impression d’avoir transgressé l’ordre paternel en s’extirpant d’une posi- tion de soumission : « Je pouvais jouir de ce que tu me donnais, mais seulement dans l’humiliation, dans la fatigue et la faiblesse, dans la conscience de ma culpabilité. » En définitive, Kafka semble s’inscrire dans une forme de « filiation persé- cutive » (Aulagnier, 1991). L’auteur évoque non seulement le sentiment perma- nent d’être coupable, mais aussi la nécessité d’expier lui-même cette faute : « Tu avais quelque chose à reprocher, que le reproche fût exprimé ouvertement ou tenu secret, à toute personne avec laquelle j’étais lié, j’étais donc encore obligé de lui en demander pardon. » On se situe là à la limite d’une forme de systématisation délirante sur un mode mélancoliforme. On peut par ailleurs se demander dans quelle mesure ce persécuteur interne, témoignant de l’introjec- tion d’un mauvais objet, ne correspondrait pas à l’incorporation de la propre paranoïa du père : « Cette méfiance que tu cherchais à m’inculquer […] contre la plupart des gens […] s’est transformée en défiance de moi-même et en peur perpétuelle des autres. » La fuite et l’évitement deviennent alors les seules façons d’échapper à l’emprise paternelle, de se protéger de l’omnipotence d’une telle figure phal- lique (« Je me mis à fuir tout ce qui, même de loin, pouvait me faire penser à toi »). En effet, Kafka évoque l’impossibilité d’envisager une rivalité sur le même terrain, ce qui impliquerait une destruction symbolique du père abso- lument inenvisageable. PROJECTIONS NARCISSIQUES : LA TYRANNIE DE L’IDÉAL PATERNEL Kafka exprime à plusieurs reprises le sentiment de dévalorisation et d’hu- miliation qu’il éprouve en rapport avec l’inflexibilité des injonctions pater- nelles. L’impression d’être incapable de correspondre aux attentes du père, à ses projections narcissiques induisent en retour un vécu de honte et d’infério- rité uploads/Litterature/ kafka-lettre-au-pere 1 .pdf

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