205 –1– « Mes romans sont en général assez voyageurs et géographiques 1 » dit J

205 –1– « Mes romans sont en général assez voyageurs et géographiques 1 » dit Jean Echenoz, et ses œuvres romanesques accordent à l’espace géographique un intérêt remarquable, mais il semble que l’auteur refuse de se livrer à des descriptions réalistes alors même qu’il a souvent recours à une figure de style classiquement destinée à faire admirer les talents de peintre de l’auteur. L ’ekphrasis consiste en effet en la description d’une œuvre d’art. Elle est la figure qui permet de faire entrer par la description la peinture, la musique ou la sculpture dans le texte littéraire, et d’opérer ainsi une rencontre, ou un croisement entre les arts. L ’exemple d’ekphrasis le plus ancien est sans doute le Bouclier d’Achille, grand passage descriptif sur lequel se clôt le chant XVIII de l’Iliade. Le recours à cette figure généralement dans des développements amples signale, au même titre que l’hypotypose, le style le plus noble. Elle est cependant parodiée dès l’Antiquité, notamment dans le Satiricon, quand Eumolpe décrit un tableau que contemple le héros Encolpe et qui représente la prise de Troie, mais son poème est une imitation tellement grossière de Virgile (le chant II de l’Énéide est en effet consacré à la chute et au sac de la ville) que les passants font taire le rhéteur en lui jetant des pierres 2. Mais le romancier d’aujourd’hui critique ce mode de représentation de façon moins directe. Jean Echenoz fait la preuve d’un rapport ambigu à l’espace référentiel, et cela se traduit notamment par son usage de l’ekphrasis. Les perspectives offertes par la géocritique 3, vont permettre de le montrer clairement, car dans les romans étudiés ici, en particulier dans Les Grandes Blondes, la description de l’espace est parfois une fausse ekphrasis : description d’une œuvre d’art absente, et néanmoins signifiante. 1 Jean Echenoz, « Dans l’atelier de l’écrivain », [entretien avec Geneviève Winter, Pascaline Griton et Emmanuel Barthélemy], Je m’en vais [1999], Éditions de Minuit, « Double », 2001, p. 231. 2 Pétrone, Le Satiricon [1923], [éd. et tr. par Alfred Ernout] Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1999, p. 91‑94. 3 V . Bertrand Westphal, « Pour une approche géocritique des textes », in Bertrand Westphal [éd.], La Géocritique mode d’emploi, Limoges, PULIM, « Espaces humains », 2000, et son essai : La Géocritique, Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2007. Ekphrasis et crise de la représentation dans les romans de Jean Echenoz Clément LÉVY Ekphrasis et crise de la représentation dans les romans de Jean Echenoz 204 –2– La géocritique, théorie et méthodologie littéraires fondées par Bertrand Westphal, professeur à l’université de Limoges, repose sur une théorie des rapports entre l’espace référentiel et la littérature qui permet de concevoir l’inscription dans le texte d’un référent spatial comme première par rapport à sa description sous la plume du géographe. La géocritique, dans les termes de Bertrand Westphal, « à l’inverse de la plupart des autres approches littéraires de l’espace, […] incline en faveur d’une démarche géocentrée, qui place le lieu au centre des débats 4 ». Multifocalisée, elle permet d’envisager les rapports entre le référent et sa représentation selon des perspectives plurielles qui seront celles des personnages selon leurs différentes appartenances, celle des auteurs, des narrateurs, quand ils sont identifiés par un lieu d’origine, et pourquoi pas celle du lecteur. Polysensorielle, la géocritique est parfaitement adaptée à la représentation littéraire qui fait imaginer au lecteur des sensations visuelles, haptiques, auditives, olfactives et gustatives. Et comme elle propose une « vision stratigraphique 5 », la géocritique permet d’étudier dans leur profondeur les quatre dimensions de l’espace et du temps que reconstruit chaque récit de fiction, ainsi que la référence à l’histoire que convoque chaque mention d’un lieu dans un texte littéraire. Les romans de Jean Echenoz sont caractérisés par leur traitement explicite et insistant des questions liées à l’espace géographique. Ses personnages voyagent beaucoup, en orbite autour de la Terre dans Nous trois (1992), à travers le Pacifique en goélette dans Le Méridien de Greenwich (1979), et plus souvent en voiture, mais aussi en avion, comme dans Les Grandes Blondes (1995). Ce roman est un pastiche alerte de romans d’aventure qui joue avec les stéréotypes du récit de voyage à l’époque où les touristes voyagent d’un continent à l’autre. Les Grandes Blondes relève de l’attachement de l’auteur à des thèmes et des motifs récurrents dans son œuvre : le déplacement et la géographie, et ils sont abordés à la faveur d’un récit enlevé, mené sur un rythme presque trépidant. Il en ressort l’image d’un monde scindé en territoires étanches, parfois impénétrables à l’étranger de passage, mais lui réservant souvent des découvertes inattendues. Ce roman de Jean Echenoz développe sa structure autour de la poursuite de l’un des personnages par quasiment tous les autres. Gloire Abgrall, « disparue depuis quatre ans 6 », est une ancienne vedette de la chanson prise en chasse par des détectives privés qu’emploie un producteur de télévision. Celui-ci, Paul Salvador, conçoit le projet de réaliser un programme de télévision, « Les Grandes Blondes », où Gloire Abgrall représenterait « l’exemple vivant d’une grande blonde bizarre 7 ». Le qualificatif se justifie de plusieurs façons : cette jeune femme a passé un ou deux ans en prison après avoir été jugée coupable du meurtre de son amant au moment où elle semblait pouvoir connaître un grand succès médiatique, et depuis sa sortie, quatre ans se sont écoulés sans qu’aucune nouvelle ne filtre. Son acharnement à garder secrète sa vie privée ainsi que son refus de reparaître dans le monde du spectacle font aussi d’elle « un cas d’espèce à l’intérieur du cadre 8 ». L ’un 4 Bertrand Westphal, La Géocritique, Réel, fiction, espace, op. cit., p. 185. 5 Ibid., p. 222 sqq. 6 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p. 10. 7 Ibid., p. 44. 8 Ibid. 203 –3– des détectives lancés à sa poursuite, Kastner, y laisse la vie, et les deux autres, Personnettaz et Boccara, tentent de mettre la main sur elle, sans succès, tout autour du monde. Le roman met donc surtout en valeur les déplacements que suppose cette recherche acharnée. La critique contemporaine classe Jean Echenoz parmi romanciers minimalistes 9, et entend démontrer son désengagement presque nihiliste des questions politiques et sociales contemporaines. Cette idée est fausse, car Jean Echenoz ne cache pas que les enjeux liés à la mobilité des hommes sur la surface de la Terre le préoccupent. Dans un passage des Grandes Blondes, un Africain qui, à Paris cherche à bénéficier du regroupement familial, « se fait remballer vite fait 10 » et dans Je m’en vais, une ouverture de chapitre place le lecteur face aux règles injustes définissant l’espace européen selon les accords de Schengen, « qui autorisent les riches à se promener chez les riches, confortablement entre soi, s’ouvrant plus grand les bras pour mieux les fermer aux pauvres qui, supérieurement bougnoulisés, n’en comprennent que mieux leur douleur 11 ». Ces scènes fortes 12 prouvent que l’auteur n’hésite pas à prendre parti sur des questions politiques et sociales de grande actualité. Il n’est en aucune manière un artiste détaché de la réalité du terrain, relativiste et moqueur, ce qu’on reproche couramment aux postmodernistes. C’est sans doute la raison pour laquelle Jean Echenoz ne reconnaît pas la pertinence de ce label, du moins en littérature, comme il l’affirme dans un entretien accordé à L’Humanité 13. Pour autant, les œuvres de Jean Echenoz reflètent largement cette « observation impressionniste et très répandue selon laquelle nous occupons un “monde qui rétrécit” 14 ». Le géographe américain Neil Smith en fait ainsi une des grandes découvertes du xx e siècle : c’est l’idée que tout a déjà été dit sur le monde qui nous entoure. Bertrand Westphal le formule ainsi au troisième chapitre de son plus récent essai, après une analyse de la géographie de l’inconnu dans la littérature antique : 9 V . Fieke Schoots, « Passer en douce à la douane », L’Écriture minimaliste de Minuit (De­ ville, Echenoz, Redonnet et Toussaint), Amsterdam – Atlanta (Ga.), Rodopi, « Faux titre », 1997 ; Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2000 ; et Olivier Bessard-Banquy, Le Roman ludique : Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2003. 10 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 205. 11 Jean Echenoz, Je m’en vais, op. cit., p. 181. 12 La première scène a lieu en arrière-plan d’une autre scène dans laquelle Jouve, le patron de Personnettaz, se rend dans un commissariat de police pour obtenir des informations auprès de son beau–frère. Et dans la seconde, l’usage du terme insultant « bougnoule », transformé en participe parfait passif et mis en valeur par l’adverbe qui le précède, signale la violence des rapports sociaux dans l’Union européenne. 13 « J’ai toujours eu du mal à voir la pertinence de l’idée de postmodernité en uploads/Litterature/ ekphrasis-et-crise-de-la-representation-dans-le-romans-de-jean-echenoz 1 .pdf

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