Le pouvoir est de plus en plus savant Entretien avec Luc Boltanski Nicolas DUVO
Le pouvoir est de plus en plus savant Entretien avec Luc Boltanski Nicolas DUVOUX Dans cet entretien, le sociologue Luc Boltanski revient sur ses deux publications les plus récentes : Rendre la réalité inacceptable et De la critique. Après avoir restitué la place de ces ouvrages dans sa trajectoire intellectuelle, l’entretien procède à une explicitation des concepts centraux de De la critique et évoque des pistes pour le renouvellement de la critique à un moment historique qui est celui de l’apogée du capitalisme et de l’État mais aussi de leur crise et de la crise de leur relation. Cet entretien a été réalisé avec l’aide d’Arnaud Esquerre et de Jeanne Lazarus (membre du conseil de rédaction de la vie des idées). La version écrite est la transcription de la conversation orale. Elle ne constitue pas un texte indépendant même si certaines précisions ont pu être apportées par rapport à l’entretien vidéo. 1/ Sociologie critique et sociologie de la critique La vie des idées : Luc Boltanski, vous êtes sociologue, directeur d’études à l’EHESS, bien connu pour avoir mené et participé à de nombreux travaux depuis plusieurs décennies. Cet entretien nous donne l’occasion de revenir sur deux ouvrages que vous avez publiés ces dernières années : Rendre la réalité inacceptable d’abord qui est un petit ouvrage dans lequel vous revenez sur la création des Actes de la recherche en sciences sociales. Ce livre a lui- même été publié à l’occasion de la republication d’un article coécrit avec Pierre Bourdieu qui s’intitule « La production de l’idéologie dominante ». L’autre ouvrage, De la critique, réélabore une série d’instruments, de concepts pour repenser l’articulation entre les deux périodes qui sont clairement identifiables dans votre parcours. Il y a eu d’abord une sociologie critique, où vous accompagnez le travail de l’équipe de Pierre Bourdieu, dont vous êtes une cheville ouvrière importante ; il y a ensuite la période de la sociologie de la critique marquée notamment par la création du GSPM, où vous avez réinventé de nouveaux instruments pour réfléchir sur la critique dans la société contemporaine. La première question, très simple, consiste à vous demander ce qu’à travers ces deux ouvrages, vous avez voulu marquer. S’agit- il d’un retour à une certaine sociologie critique ou d’une manière de faire le point sur un cheminement intellectuel qui a connu plusieurs périodes ? Comment percevez-vous ce geste de republication et de retour sur ces différentes époques de votre parcours ? Luc Boltanski : Il y a plusieurs réponses à cette question. Une première réponse consisterait à reprendre la formule d’Albert Hirschman que j’aime beaucoup – j’aime beaucoup l’homme et l’oeuvre et la formule – qui est une « tendance à l’autosubversion ». Je crois que j’ai une tendance prononcée à la critique. À la critique en général, à la critique de mes proches et à l’autocritique, à l’autosubversion, et je déteste le dogmatisme. Je pense qu’il n’y a rien d’aussi contraire à une démarche scientifique ou simplement intellectuelle que le dogmatisme. Il est donc vrai que le tournant que nous avons pris, vers le milieu des années 1980, en formant un petit groupe dont certains membres avaient travaillé avec ou autour du groupe de Bourdieu, était un tournant anti-dogmatique et non pas un tournant politique. Il ne s’agissait pas, pour nous, de critiquer la critique. Cela a pourtant été souvent interprété dans ce sens. Je pense qu’une partie de l’hostilité qu’a occasionnée notre travail est venue de là. Certains nous ont pris à parti : « Ah, ils arrêtent la critique, ils sont contre la critique, ils ont retourné leur veste, ils sont passés au libéralisme, etc. » D’autres, au contraire, nous ont loués : « Ah, c’est super. Ils ont bien montré que la critique était finie, que l’on arrivait dans un âge post-critique, etc. ». Cela a été dit presque dans ces termes. Mais ces deux réactions étaient, l’une et l’autre, à côté de la plaque. Le problème, pour nous, c’était la sociologie. C’était de lutter contre ce qui devenait, après l’inventivité des années 1970, une sorte de dogmatisme, un genre de routine intellectuelle. Nous voulions rouvrir des problèmes théoriques de la sociologie qui, à mon avis, d’ailleurs, ne sont toujours pas résolus. Mais cela compte de mettre en lumière des problèmes, même si on ne parvient pas à les résoudre. Les deux livres dont vous avez parlé ont un statut un peu différent. Le premier, Rendre la réalité inacceptable, je l’ai écrit, en fait, pour les jeunes, pour les étudiants, mais aussi pour des jeunes qui ne sont pas étudiants. On y reviendra peut-être plus tard. Je voulais leur donner une idée de ce qu’était la liberté de travail et d’invention et d’ironie – je crois beaucoup à l’ironie – des années qui ont suivi mai 68. J’ai voulu, par la même occasion, republier « la production de l’idéologie dominante » d’abord parce que je m’étais beaucoup amusé à participer à la confection de ce long article. J’avais fait, notamment, le « Dictionnaire des idées reçues » de l’époque, ce qui était une tâche assez jubilatoire. Mais il me semblait aussi utile que cet article soit republié, à la fois d’un point de vue historique et pour éclairer l’ère politique dans laquelle nous sommes actuellement. Les textes analysés – ceux de Giscard, de Poniatowski, ou d’économistes de ce temps, etc. – se situent à la frontière entre deux orientations. Entre, d’un côté, ce qu’on appelait à l’époque la « technocratie » encore fortement étatiste, encore fortement liée à l’idée de plan, de rationalité, d’industrialisation, etc. et, de l’autre, la mise en place de ce qui allait devenir vingt ou trente ans plus tard le cœur de ce que l’on appelle – j’emploie des gros mots pour aller vite – les formes néo-libérales de gouvernance. Il est très éclairant de revenir au milieu des années 1970 si on veut faire l’archéologie de l’univers politique sarkozien – qui a considérablement développé les mesures néo-libérales tout en les habillant, parfois, de rhétorique dite « républicaine ». Et puis, à titre personnel, je souhaitais aussi clarifier – peut-être parce que je vieillis et que je ne veux pas emmener de vieilles et vaines querelles devant Saint-Pierre –, ce qu’avaient été mes relations avec Bourdieu, qui avaient été des relations très proches, bien sûr asymétriques parce que j’étais son étudiant, mais aussi de réelle amitié, je pense des deux côtés. De la critique, c’est un peu différent. C’est un livre théorique. C’est la première fois que j’écris un livre théorique qui ne soit pas accroché à un travail d’enquête. C’est un peu la théorie sous-jacente au Nouvel Esprit du Capitalisme. J’ai cherché à construire un cadre qui permette d’intégrer des éléments se rattachant plutôt à la sociologie critique et des éléments se rapportant plutôt à la sociologie de la critique. Si vous voulez, on pourrait dire que c’est poppérien. Je relisais ce week-end des textes de Popper pour un livre que j’écris en ce moment. Je suis loin d’être poppérien sur tous les plans, mais je suis tout à fait d’accord avec l’idée que le travail scientifique consiste à établir des modèles qui partent d’un point de vue tout en sachant que ce point de vue est local. L’important est donc de ne pas chercher à étendre ce point de vue local pour l’appliquer à tout, ce qui est une des sources du dogmatisme. Mais on peut chercher à construire des cadres plus larges dans lesquels le modèle établi précédemment reste valable, à condition que son aire de validité soit spécifiée. Pour dire vite, ce qui nous inquiétait le plus dans ce qu’était devenue la sociologie bourdieusienne, c’était l’asymétrie fantastique entre, d’un côté, le grand chercheur clairvoyant et, de l’autre, l’acteur plongé dans l’illusion. Le chercheur éclairant l’acteur. Rancière a fait les mêmes critiques. La vie des idées : Oui, dans Le philosophe et ses pauvres que vous mentionnez. Il y a cette asymétrie et puis pour rentrer directement dans ce débat entre sociologie critique et sociologie de la critique, il y a aussi un aspect sur lequel vous revenez dans De la critique. Au fond, quand on a une théorie de la domination qui englobe tout, on ne peut plus voir la domination nulle part. Quand la domination est partout, elle n’est nulle part. Pourriez-vous revenir sur ce geste de discernement des lieux où s’exerce effectivement une domination ? On a interprété le passage à la sociologie de la critique comme un abandon de la problématique de la domination alors qu’il semble, en lisant De la critique que c’est autre chose qui se joue. Luc Boltanski : Je pense que c’est très lié à un autre problème qui est au cœur de la sociologie et auquel Bourdieu était très sensible, qu’il a cherché à résoudre sans, à mon sens, vraiment y parvenir. C’est un problème qui d’ailleurs n’a pas encore de solution vraiment satisfaisante. Il est, en gros, le suivant. Vous pouvez aborder la réalité sociale depuis deux perspectives. Vous pouvez prendre le point de vue uploads/Litterature/ entretien-avec-boltanski.pdf
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- Publié le Mar 10, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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