Word and Text A Journal of Literary Studies and Linguistics Vol. V, Issues 1-2

Word and Text A Journal of Literary Studies and Linguistics Vol. V, Issues 1-2 December / 2015 188 – 203 Espaces d’amitié. Blanchot, Bataille: faux amis? Michał Krzykawski University of Silesia E-mail: michal_krzykawski@poczta.fm Resumé L’objectif de cet article est d’analyser les procédés discursifs et mécanismes textuels qui permettent à Blanchot de construire son espace d’amitié à travers le souvenir de Georges Bataille. Il est pourtant douteux que Bataille eût reconnu pour sienne cet espace dans lequel Blanchot ne cesse d’invoquer le nom de son ami mort. Blanchot et Bataille ne seraient que des faux amis dont l’amitié légendaire a été tissée par ce dernier à travers l’autorité de ses commentaires et interprétations quelque peu intéressées. L’espace d’amitié, tel qu’il nous est révélé par Blanchot, est surtout celui d’un commentaire qui est loin d’être amical avec le texte commenté tandis que la rhétorique de l’effacement, si discrète soit-elle, scelle la manière dont Blanchot s’introduit dans l’œuvre de son ami et en dispose à son gré. Mots-clés: amitié, espace, autorité, commentaire, citation ‘Literature’ may be at least as much a question of what people do to writing as of what writing does to them.1 « C’est là-bas que nous étions tous » Chez Blanchot, l’espace a ceci de commun avec l’amitié qu’il n’est presque pas de ce monde, il est presque invivable. Certes, dans ses récits de fiction, l’espace est toujours décelable et il est organisé autour de quelques topoï que l’on retrouve dans des récits particuliers et qui sont tous regroupés dans Le dernier homme. Nous sommes donc dans un sanatorium avec un couloir d’où l’on entend la toux des malades derrière les portes de leurs chambres. Le sanatorium se trouve dans un village auprès de la montagne dont on peut voir la mer à l’horizon. C’est dans ce décor, esquissé à peine et comme en incise, lequel se veut le plus ordinaire au point de devenir d’un côté entièrement insignifiant et de l’autre, irréel ou onirique, que se noue toute relation entre les trios de personnages blanchotiens. Dans Le dernier homme, cette relation est rapportée à l’amitié : Mais elle restait persuadée que c’était avec moi qu’il aurait voulu nouer des relations d’amitié. Le mot amitié n’était pas celui dont elle se servait, ou elle me le renvoyait si je lui disais avec légèreté : – « Il est votre ami. » – « Il voudrait être le vôtre. C’est à vous qu’il songe. » [...] Un ami : je n’étais pas né pour ce rôle, je pense qu’il m’en était réservé un autre que je ne puis encore reconnaître.2 1 Terry Eagleton, Literary Theory: An Introduction (Minneapolis : The University of Minnesota Press, 1996, 2nd edn), 6. 2 Maurice Blanchot, Le dernier homme (Paris : Gallimard, 1957), 44-46. Abrégé DH dorénavant dans le texte. Espaces d’amitié. Blanchot, Bataille: faux amis? 189 Reconnaître l’énigme qui lie le « je » (le « vous » en l’occurence), le « il » et le « elle », c’est de plonger dans un rapport étrange entre l’amitié et l’espace. Mais ce n’est même pas de l’amitié qu’il s’agit, la parole qu’elle prononce dans une conversation rapportée étant tue par le narrateur. « L’extraordinaire commence au moment où je m’arrête. Mais je ne suis plus maître d’en parler »,3 dit à son tour le narrateur de L’arrêt de mort. Si l’insignifiant minimalisme de l’espace du romanesque blanchotien a une fonction, c’est qu’il nous apprend que ce qui a lieu est à chercher ailleurs, dans un autre espace dont les trois amis ne peuvent se rapprocher qu’autres qu’eux-mêmes, même si cet autre espace s’esquisse à partir de la scène la plus ordinaire : « Je ne dirais pas qu’il nous séparait : au contraire ; mais, par là, il nous séparait et nous liait d’une manière qui passait dangereusement hors de nous. Il prenait ses repas à une petite table, un peu à l’écart, parce qu’il n’absorbait des aliments presque liquides. » (DH, 29, 112). Et encore : « Ce qu’il disait changeait de sens, se dirigeait non plus vers nous, mais vers lui, vers un autre que lui, un autre espace. » (DH, 38) Il se peut que tous les récits blanchotiens errent autour de ce vide de la parole innomable dans laquelle Foucault voulait voir naître « la pensée du dehors ».4 Sortir hors de soi entraîne toujours un déplacement de l’intérieur vers l’extérieur, proche et lointain à la fois. Mais ce « dehors » débouchant sur un autre lieu, qui nous est pourtant donné comme un éternel non-lieu (par quoi l’arrêt de mort est également celui de non-lieu parce qu’il n’est jamais prononcé), est surtout le seul lieu où l’amitié, telle que veut la voir Blanchot, puisse avoir lieu. Elle est même la condition sine qua non de cet espace dans lequel un « je » ne peut entrer qu’en faisant parti d’un « nous ». Rien d’étrange que « ce “nous” qui nous tien[ne] ensemble et où nous ne sommes pas ni l’un ni l’autre », ou cette « immense parole qui di[t] toujours “Nous” » (DH, 46), soit rapporté à un « là- bas » bien abstrait qui se situe « quelque part vers la mer » : L’espèce d’ivresse qui jaillissait d’elle [de la parole], venait de ce « Nous » qui jaillissait de moi et qui, bien au-delà de la chambre où l’espace commençait de s’enfermer, m’obligeait à m’entendre dans ce chœur dont je situais l’assise là-bas, quelque part vers la mer. C’est là-bas que nous étions tous, dressées dans la solitude de notre unité. (DH, 112) L’espace où se déroule la quête blanchotienne est donc, de par sa nature même, un espace d’amitié, ce lieu à peine approchable dont la teneur est rendue par la parole bientôt devenue commune, amicale : appartenant à tous et à personne. Ainsi la menace des paroles prononcées par le dernier homme « se traduisait par un effacement qui blanchissait ce qu’il disait » (DH, 38). Pris à travers les récits, cet « effacement qui blanchit » peut être lu comme une des mille manières de dire ce qui n’arrive pas à se dire ou, pour être plus près de l’espace cher à Blanchot, ce qui se produit réélement dans ce qui est dit. Or il est possible de voir dans cet « effacement qui blanchit » un procédé par lequel Blanchot crée son existence littéraire. Pour le dire sur un mode de Derrida écrivant sur Ponge5, Blanchot (se) blanchit. Son nom s’inscrit dans ce blanchissement, comme si Blanchot, afin de devenir Blanchot, devait se faire autre que lui-même. Mais il resterait encore, tâche ô combien difficile, à déterminer le pourquoi du comment. Le blanchissement, en l’occurrence, je le sais, est un terme bien malencontreux. Pour peu qu’il puisse nous rapprocher de cet espace invivable où persistent à vivre les 3 Maurice Blanchot, L’arrêt de mort (Paris : Gallimard, 1948), 53. 4 Michel Foucault, « La pensée du dehors », in Dits et écrits, I (Paris : Gallimard, 2001), 546-567. 5 Jacques Derrida, Signéponge (Paris : Seuil, 1988). 190 Michał Krzykawski personnages des récits blanchotiens, il a pu également se faire l’objet d’un trop facile procès médiatique autour des engagements politiques du jeune Blanchot.6 L’écriture impersonnelle contre le passé honteux. Or, laissant à côté ce débat, après tout, médiatique, je me propose dans cet article moins de suivre les effets de « l’effacement qui blanchit » tels qu’ils se produisent dans la fiction, que d’y voir une stratégie, volontaire ou non, par laquelle Maurice Blanchot s’impose sur la scène intellectuelle française à travers la figure du « partenaire invisible »7, qui correspond à celle du « je » s’effaçant dans l’écriture. Rhétorique spatiale de l’amitié. Du récit au commentaire L’amitié, « toujours déjà » circonscrite, pour le dire encore sur un mode derridien, dans cet espace abstrait où « je » suis mon autre (je suis donc autre que moi et, en tant que tel, « je » suis l’autre qui est mon ami.8 « Nous » sommes donc ensemble, l’un et l’autre interchangeables), est aussi un concept que Blanchot développe à travers ses commentaires sur d’autres écrivains, ici dénommés amis. Concept qui lui est indispensable, tout comme l’est la présence des autres que Blanchot convoque, par ses lectures, à son espace à lui. Certes, il est possible, en se fiant à la rhétorique blanchotienne, de prendre l’amitié pour un mode bien particulier d’aborder ce qu’on pourrait appeler vaguement espace de l’écriture ou espace de la pensée, telle scène de l’origine d’autres termes spatiaux comme ouverture, déplacement ou errance. Il est possible, en s’engouant pour les paradoxes spatiaux de Blanchot (proximité qui est lointaine, séparation qui fait un lien), de voir dans l’amitié le seul mode d’existence possible de et dans la littérature, même si l’une et l’autre nous condamne à une solitude inexorable. « Nous devons renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d’essentiel ; je veux dire, nous devons les accueillir dans le rapport avec l’inconnu où uploads/Litterature/ espaces-damitie-blanchot-bataille-faux.pdf

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