4. ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY Tout comme le siècle précédent, le XXe siècle se ca

4. ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY Tout comme le siècle précédent, le XXe siècle se caractérise par une grande diversité d'expériences nouvelles et de directions dans la révolution de la prose française. On pourrait tout d'abord rappeler un roman qui essaie d'adapter l'héritage du XIXe siècle, surtout celui du roman réaliste balzacien, aux exigences et aux réalités beaucoup plus complexes du nouveau siècle (le roman-fleuve ou le roman-cycle). A l'opposé de ces recherches narratives se situent le Nouveau Roman et le Nouveau Nouveau Roman qui s'intéressent surtout au renouvellement de l'écriture, à une rupture sur le plan formel d'avec la prose narrative traditionnelle. Entre ces deux tendances situées aux antipodes l`une par rapport à l'autre, il y a encore deux directions qui regroupent la diversité de la production romanesque de la première moitié du XXe siècle: le roman de la génération éthique de 1930 (André Malraux et Antoine de Saint- Exupéry) et le roman existentialiste (Albert Camus, Jean-Paul Sartre). Ces deux directions, éthique et existentialiste, ont en commun le fait de produire un roman problématique et de rengagement, un "roman de la condition humaine". La différence consiste dans le fait que, si les romanciers existentialistes renoncent aux valeurs traditionnelles en faveur d'un nouveau thème, celui de l'absurde, les représentants de la génération éthique essaient, par un dernier et suprême effort de ranimer les valeurs humanistes sur lesquelles avait été fondée la spiritualité européenne: l'héroïsme, la solidarité humaine, l'amour, l'amitié, la responsabilité. En tout cas, les deux types de roman, éthique et existentialiste, inventent une nouvelle formule: celle d'une écriture symbolique qui oblige à une lecture sur plusieurs plans: un plan apparent et plusieurs plans de profondeur. Les personnages, à leur tour, deviennent des prétextes, de simples supports pour la méditation moraliste ou philosophique qui anime et justifie la narration. C'est la formule du roman parabolique. La cause principale de l'apparition de cette formule narrative se situe, en tout cas, dans l'espace extralittéraire; il s'agit de l'espace mental de l'époque qui traverse une grave crise de toutes ses valeurs. éthiques et épistémologiques, signalée dès la fin du XIX' siècle la célèbre affirmation de Nietzsche "Dieu est mort". Le principe métaphysique fondamental une fois conteste, tous les aunes cléments qui constituaient l'échafaudage de la spiritualité traditionnelle commencent à perdre leur crédibilité. 1 Des écrivains tels André Malraux, Alain Fournier, Antoine de Saint-Exupéry s'efforceront de consolider cette structure menacée en essayant de fonder un nouvel humanisme. Cherchant à accorder les vertus traditionnelles d'énergie et de noblesse à une civilisation vouée au progrès technique, Antoine de Saint-Exupéry invente une écriture -reportage doublée d'un caractère symbolique qui se veut un témoignage radical sur le moi et sur le monde dans des situations limite. Pour cadre il préfère les vastes espaces ouverts - le ciel, le désert, la mer, les grandes chaînes montagneuses - dont la grandeur est à la mesure de celle de l'héroïsme humain. Mais cet espace est en même temps la scène sur laquelle se joue le drame de l'expérience limite, le drame au cours duquel l'homme subit l'expérience qui le met en contact avec les réalités fondamentales - la mort, le monde, les autres - et avec ses vérités essentielles: l'héroïsme qui anéantit l'absurde, la solidarité humaine, moyen unique de franchir les rudes épreuves de l'existence, l'amour et l'amitié, les seules voies par lesquelles l'homme puisse accéder à une valorisation existentielle de ses actes et à la communication avec l'autre car "il n'y a qu'un seul luxe: celui des relations humaines". Les volumes Courrier Sud, Vol de nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre, ainsi qui le conte parabolique LePetit Prince sont autant d'illustrations de la méditation de Saint-Exupéry sur la grandeur, la profondeur et en même temps la fragilité de l'être humain. Quant à la fiction Le Petit Prince, publié 1943, l'auteur y fait revivre le monde de l'enfance innocente dans une suite de paraboles dont l'unité est assurée par le récit du personnage principal, "un petit bonhomme tout à fait extraordinaire" qui. en voyage sur la Terre, raconte son histoire à un aviateur tombé en panne en plein désert. Le petit garçon venu d'un astéroïde apprend que la solitude est l'apanage des hommes aussi et qu'ils ne s'en délivrent que par l'amour et l'amitié. Si l'on voulait trouver des modèles antérieurs à ce récit, on pourrait remonter jusqu'au Moyen Âge où l'écriture symbolique était la formule la plus fréquente. Le roman de la Rose pourrait en être un exemple approprié: Les "romans" chevaleresques du cycle breton des chevaliers de la Table Ronde relèvent aussi en quelque sorte de la même démarche et même d'une structure apparentée: le voyage initiatique parsemé d'épreuves et de rencontres au bout duquel le personnage réussit à récupérer ce qui lui manquait au début, au point de départ: soit un objet symbolique soit une juste compréhension de soi et des autres. 2 C'est justement le genre d'expérience traversée par le Petit Prince. Il connaît d'abord le monde de l'inauthentique quotidien: le roi, le buveur, le géographe, l'allumeur de réverbères, etc. Ces personnages symbolisent autant de fausses solutions au grave problème de l'existence ce dont le petit être astral se rend parfaitement compte. Car il avait vécu, à côté de sa rose capricieuse, dans un paradis d'innocence et de pureté premières, dans un univers de l'Être non -dégradé. Ce qui lui manquait c'était l'art de "l'apprivoisement" de l'amour. C'est le renard qui le lui apprendra un jour sur la Terre. "Apprivoiser c'est créer des liens" lui dit celui-ci. "Si tu m'apprivoises nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde". Ainsi "on ne connaît que les choses que l'on apprivoise". Ainsi l'auteur, par l'intermédiaire de son personnage, illustre l'une de ses idées essentielles, celle qu'on ne dispose que d'un seul luxe, "celui des relations humaines qui aboutissent à l'amitié ou à l'amour". En plus, les êtres n'ont d'existence pour soi que si on les aura rendus uniques. Et enfin, une dernière vérité, celle qu'"on ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux". Voilà une idée qui essaie de nous faire accepter un modèle du monde qui pourrait paraître un peu périmé. Car il remonte à l'époque des mythes et, par la suite, avait amplement servi aux artistes du Moyen Age ainsi qu'aux poètes romantiques: c'est le modèle conformément auquel le monde serait scindé entre l'apparence et l'essence, la surface et la profondeur. Chaque réalité, chaque être est une énigme qui n'attendrait que son déchiffreur. Ce dernier légitimerait l'existence du porteur de secrets et légitimerait sa propre existence du même coup. Cet humanisme poétique d'Antoine de Saint-Exupéry est illustré non seulement sur le plan existentiel, tel que nous avons essayé de le montrer, mais aussi sur un plan, disons épistémologique. Il y a un fragment, tout au début du récit, où l'auteur fait se confronter deux perspectives sur la réalité; l'une, pragmatique et superficielle, jugeant les choses sur leurs apparences: c'est la perspective des "grandes personnes"; l'autre, celles des enfants qui savent avoir accès à l'essence des choses car ils doivent être doués de cette pré -science spéciale qui les rend aptes à "comprendre" que "l'essentiel est invisible pour les yeux". Ainsi le dessin numéro 1 est, pour les uns, un chapeau tandis que pour les autres, il est plus qu'évident qu'il s'agit "d'un serpent boa" en train de digérer un éléphant. L'aviateur en panne dans le désert est le seul à n'avoir pas perdu cette capacité spéciale de pénétrer la surface de la réalité pour en saisir 3 l'essence. C'est pourquoi il réussit à communiquer très bien avec le Petit Prince - son alter ego de l'enfance - lors de leur première rencontre quand ce dernier le fait dessiner un mouton invisible dans une cage à trous. D'ailleurs, il faut le préciser, ce n'est pas par hasard que le personnage est un aviateur . Son métier suggère le fait qu'il a simultanément accès aux deux faces du monde: celle d'en bas, la réalité qu'il ne visite que rarement à cause de quelque "panne" et celle d'en haut, la réalité céleste de l'imagination, de l'idéal, le monde métaphysique et poétique par excellence. Quoique l'auteur se situe du côté d'une approche métaphysique du monde, par le fait de nous présenter simultanément deux perspectives sur celui-ci, il anticipe, en quelque sorte, par les moyens de l'art naturellement, la vocation plurielle de la démarche épistémologique contemporaine son relativisme fondamental. En plus le texte pourrait être lu aussi, de ce point de vue, comme un art poétique métaphorique. Car les "dessins" ne sont pas des objets réels niais construits. Ils symbolisent l'objet artistique. L'auteur semble avoir l'intention de nous suggérer une lecture sur plusieurs plans, au moins deux: de surface et de profondeur, tout en préférant la lecture de profondeur de type romantique. Mais cette double perspective, quoique inégale, anticipe en quelque sorte la vision toute récente du texte en tant qu'objet dune lecture plurielle et complémentaire. Finalement on peut conclure que l'écriture de Saint-Exupéry marque un dernier effort uploads/Litterature/ exupery.pdf

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