VIII IL Y A CENT ANS. 1 François souleva le presse-papier qui ' représentait un

VIII IL Y A CENT ANS. 1 François souleva le presse-papier qui ' représentait une Tour Eiffel de bronze sur un bloc de marbre et commença d’éparpiller son manuscrit. Il gardait entre ses doigts le monument puéril qui avait s fait l’émerveillement de son aïeul. Cette vue le disposa au travail. Comme on était bien dans cette mai­ son solitaire par cette calme nuit ! Il pensa qu’à cette heure Aline s’étendait sur sa couchette dans la nacelle de l’avion et fendait l’air océanien. Il revit sa silhouette élégante sur la passerelle et le ! il 88 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES... ' geste avec lequel elle agitait son mouchoir en lui envoyant un baiser d’adieu. Le souvenir de son dernier sourire s’envola dans une bouffée de sa pipe, en même temps que ses regards tombaient sur le rectangle de papier annoté de la main dé sa mère qui portait : Fiche 43 : Jérôme de Tyane à Paris : Son premier livre 1906. Il feuilleta: Fiche 44: Le Cénacle... Fiche 47 : La rencontre de Pascaline Lan- geac... Fiche 48 : Le Sàlôn du député Far- folles. François constata iine fois de plus la netteté dé ce travail de classement qdi avait 'occupé lès detnières années de sa rhêre. — Elle avait un cerveau clair comme son soutire, se dit-il, en régatdant la statüe de la cheminée. Il pértsa qü’Alirië possédait, comme elle; lé 'don d’énibëllir la vife; et il fut heureux de c'etté ressemblàhcë entre ces deux êtres qu’il àifnàit le plus au mondé...- a Wi M| flii lj ■ ! !ili! : JL il; ! = i IL Y À CENT ANS 89 Il reprit ses fiches et s'absorba dans la lecture de la vieille correspondance, fier de sà science récente qui lui permet­ tait de lire couramment l’écriture màhüs- crite abandonnée dans les écoles. Il avait de plus appris à écrire à la main et se donfiait l'originalité de délaisser les ihachines. Il écrivait maintenant d’une écriture ferme et nette qui resseinblait singulièrement' à l’écriture de soit aïeul. Son goût du passé lui faisait même réunir une collection de potte-plumes qu’il pla­ çait dans une vitrine. Celui qù'il tenait, pour l’instant, dans sa main, était" en ivoire percé d’un trou dans lequel s’en­ castrait rihe photographie. Il àppliquà le porte-plümë contre Son œil et vit la cathédrale de Reims. — L’infortunée cathédrale qui revit dans un porte-plume de poète ! Voilà qui me plaît! Décidément, un poète ne peut traduire son rêvé qu’au seul moyen du porte-plume! •_ - '■ y. ij!:S b 'Mi ■ Éi!. (fel ■ î à go CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES... Le clavier de la machine à écrire, avec son cliquetis qui altère le rythme de la pensée, lui parut, encore plus que de coutume, vulgaire et ridicule. Il écarta celle qui occupait le coin de la table et reprit ses fiches et la lecture des lettres d’où il dégageait tantôt un détail de l’existence aventureuse du poète, tantôt un trait de son caractère. Et peu à peu, dans l’atmosphère recons­ tituée de la maison pleine de son souvenir, parmi ces meubles, ces objets qu’il avait touchés, ses livres, son œuvre qui garnis­ sait tout un rayon de la bibliothèque, sa correspondance étalée sur la table, Fran­ çois revit cet ancêtre dont il avait le visage et aussi l’âme. Ah! oui, ils étaient bien pareils! Même trouble et même nos­ talgie, même scepticisme et même sen­ timent anarchique, même recherche du pittoresque aussi, besoin de se réfugier dans la fantaisie, qui seule peut colorer le réalisme de la vie... il r - -U- i IL Y A CENT ANS 91 — Fantaisiste il fut, fantaisiste je suis à mon tour... Un siècle avait passé, les guerres, les régimes et les révolutions s’étaient suc­ cédé, et en l’an 2019, un poète se retrou­ vait tout pareil à un poète de 1919, avec les mêmes aspirations, le même tourment et la même recherche de l’amour... Aline! Pascaline ! Même visage fin et enga­ geant ! Même cœur ! Même cœur ! Ah ! de cela François était moins sûr ! Au fait, comme il la connaissait peu, cette Pascaline Langeac qui avait été pendant huit ans l’amie du poète, la compagne de sa jeunesse, la vraie femme de sa vie plus encore que l’épouse légitime ! Il ne possédait d’elle que son portrait. Pas une photographie d’elle ne subsistait. — Et pourtant, au XXe siècle, ils avaient la manie de se photographier ! Il se leva et alla feuilleter des albums, ouvrit des boîtes pleines de petits cartons - i ;s a ,'ï s = ■ U* I P ■ II r. É » I pi 1 1 0 j 92 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES... sur lesquels des personnages se figeaient dans des paysages décolorés. Au dos de ces photographies, des inscriptions révé­ laient parfois le lieu de la scène et le nom des personnages. Un groupé de bicyclistes, parmi lesquels Jérôme dressait sa sil­ houette, réjouit fort François. Des auto­ mobilistes pleins de morgue s’étaient fait photographier dans leur limousine devant leur villa de Troùville. Jérôme de Tyahc était au milieu d’eux, col relevé, cas­ quette baissée, l’air rayonnant. Us rappe­ lèrent à François lés anciennes noces de campagne ; mais chez lés campagnards, il y avait plus de grâce dans les poses et . dans les costumes. — Ce fut vraiment une génération de parvenus, conclut François. Jérôme lui- même, vautré sur ces coussins, a l’air de découvrir la Grande Vie. Toujours rien qui rappelât Pàscâline Langéac. François abandonna les photo­ graphies et reprit ses fiches, espérant éTi' " ni s = i .4 I j IL Y A CENT ANS 93 trouver quelques renseignements dans la correspondance. Mais aucune lettre de Pascaline ne subsistait. Aucune. Tout avait été détruit par Jérôme lui-même au moment de son mariage, après la guerre. On savait seulement qu’elle était morte accidentellement, à Bréhat, le 15 juillet 1914, en se baignant près des récifs, à marée haute, et que son corps n’avait pas été retrouvé. Rien ! Rien ! François compfènait maintenant pourquoi les biographes de Jérôme de Tyane ne mentionnaient que succinctement cette- Pascaline Langeac de qui tous s’accordaient à dire cepen­ dant qu’elle était la seule femme que le poète eût aimée — autant qu’était capable d’aimerce grand sceptique sansilhtsion sur ■ la misère de l’amour. Soudain, comme Françoisrestait rêveur, le menton dans le creux de la main, le porte-plume en l!air, son regard tomba sur une fiche marquée d’un long point d’in- ■ t ■W « J ÉROME. » H H il 94 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES... terrogation au crayon bleu. Fiche 83 : Mort de Pascaline Langeac. En marge, cette annotation de la main de sa mère : Accident ? Deux lettres étaient jointes à la fiche, la première adressée par Jérôme à son ami le poète René Alain, celui-là même qui devait tomber à la bataille de la Marne. lit! 11 W H h? « Bréhat, 26 juillet 1914. « Mon cher ami, « Un affreux malheur me frappe. Ma pauvre Pascaline est morte hier d’un terrible accident, noyée ! Mon chagrin est sans bornes. Mon cœur est plein de trouble. A toi qui sais tout de ma vie, je peux confier cette pensée qui m’op­ presse : ne s’est-elle pas tuée volontai­ rement? Réponds-moi, viens, je suis fou . de chagrin. « Ton malheureux IL Y A CENT ANS 95 Ça se corse, dit tout haut seconde lettre n’était qu’une « Al a in . » — C’est vrai, un 'mois après la mort de Pascaline, c’était la guerre qui empor­ tait comme dans une marée d’équinoxe . tous leurs souvenirs... « Où es-tu? Moi je commande (ici trois mots rayés). Impossible de t’écrire plus longuement. Mon pays, c’est le sec­ teur 92 et je couche dans une étable. La vie est un cinéma, un cinéma pas drôle comme la plupart des cinémas, et qui finit mal. Au revoir ! « Ton vieux « Mon pauvre vieux, — Ah ! François. Mais la carte qui portait comme en-tête : Corres­ pondance militaire, avec de petits dra­ peaux entre-croisés et la date du 30 août 1914. a I >■ = r i M.j ■ : il J •p ; Hi « i i - ’ 96 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES.. La guerre de 1914, François la con­ naissait bien. Elle lui avait inspiré son grand' poème épique qui l’avait rendu célèbre en glorifiant son aïeul le poète- soldat. Il avait fixé pour la postérité la figure héroïque de Jérôme de Tyane. Mais il savait, lui François, que l’homme n’était pas là tout entier. Le Jérôme de Tyane d’avant la guerre, des années heu­ reuses du commencement du xxe siècle, c’est cet homme jeune qui l’attirait, qu’il cherchait dans ces vieux souvenirs, ces images, ces lettres, reflets de ses amours. C’est elle, cette Pascaline, l’amie de sa jeunesse, qui le révélerait...Et voici qu’il ne restait rien d’elle, rien, uploads/Litterature/ faure-favier-ces-choses-qui-seront-vieilles-chap-08.pdf

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