A L B E R T C A M U S E T LA R E C H E R C H E D U B O N H E U R MICHEL SOULIÉ
A L B E R T C A M U S E T LA R E C H E R C H E D U B O N H E U R MICHEL SOULIÉ INTRODUCTION La mort, surtout lorsqu'elle frappe un homme encore jeune, fige la destinée en bouchant brutalement les possibles qui demeuraient ouverts. Pour un artiste, la coupure est en- core plus marquée: il y trouve soudain un visage définitif et son oeuvre devient, d'un seul coup, parfaite. C'est un grand déchirement d'être mis ainsi devant la certitude qu'une voix s'est tue à jamais qui avait encore tant de choses à dire; mais c'est aussi une grande consolation que de trouver, dans l'oeu- vre que laisse Camus, la présence d'une pensée pleine et forte et d'un art fait à la fois de lucidité et de poésie. Camus pourtant est un des rares écrivains qui fasse men- tir ce qu'il écrit lui-même dans ses "Cahiers" en février 1939: "De même que la mort d'un écrivain fait qu'on exagère l'im- portance de son oeuvre, la mort d'un individu fait qu'on su- restime sa place parmi nous". Il a pris avec la mort et le recul du temps toute sa stature: elle est immense. L'itinéraire spirituel de Camus n'avait pas atteint son terme: lorsque la mort l'interrompit tragiquement, il pré- parait un nouveau roman qui devait être l'oeuvre de sa matu- rité d'écrivain et il avait en vue un nouvel essai. Mais cet iti- néraire était déjà riche en enseignements et, en un sens, achevé. Car l'écrivain avait, sur les sujets majeurs qui l'avaient retenu (et qu'y avait-il pour lui de plus important que 1' homme et son destin?), révélé déjà, dans une forme qui avait trouvé son équilibre et sa puissance, sa conception du monde et sa philosophie. Camus, certes, n'était pas un "homme à système", bien qu'il fût universitaire de formation. Sa pensée s'exprime aussi bien dans ses romans et dans ses pièces de 71 théâtre que dans ses essais: même dans ces derniers, même dans un ouvrage comme "L'Homme révolté", elle n'a rien de figé ni de dogmatique. Elle reste toujours, malgré la solidité de sa structure logique, appuyée sur une expérience concrète et vraie et toujours le philosophe est inséparable de l'écrivain, de l'artiste, au sens plein du terme, du poète même. I — Le bonheur ou "le monde sans les hommes" Parler d'Albert Camus et de la recherche du bonheur, ce n'est donc pas définir abstraitement le concept de bonheur chez Camus, c'est suivre, à travers son oeuvre si diverse et pourtant si resserrée dans une unité profonde, qui est celle là même de sa personnalité, le chemin qu'il a parcouru jusq' au moment où la mort a brisé cette quête anxieuse. Camus écrit, en évoquant à l'âge d'homme, les images qui avaient marqué à jamais sa sensibilité d'adolescent et qui, tout au long de son oeuvre, éclairent son art: "Oui, rien n'empêche de rêver, à l'heure même de l'exil, "puisque du moins je sais cela, de science certaine, qu'une "oeuvre d'homme n'est rien d'autre que ce long cheminement "pour retrouver par les détours de l'art les deux ou trois ima- "ges simples et grandes sur lesquelles le coeur, une première "fois, s' est ouvert". Le bonheur est précisément une de ces images et un des fils conducteurs qui permettent de suivre et de comprendre l'évolution de la pensée et de la vie d'Albert Camus. Ce mot ne cesse de retentir à travers presque toutes les pages de son oeuvre; il éclaire aussi sa vie; il commande même son action dans ce qu'elle a eu de plus décisif. N'a-t-il pas écrit, en par- lant de la dernière guerre: "Nous autres, Français, nous "sommes entrés dans cette guerre, non pour le goût de la "conquête mais pour défendre justement une certaine idée de bonheur" — (Combat — 22 décembre 1944). Le critique français, André Rousseaux, dans une de ses synthèses brillantes mais toujours approximatives, que per- mettent de simplifier l'infinie diversité du réel et de la réduire à quelques oppositions simples, pense que le bonheur, la place qu'on lui accorde et la valeur qu'on lui donne peuvent servir de ligne de partage entre deux familles d'esprit: d'un côté, les 72 héros et les saints, que se sacrifient au salut, leur propre salut et le salut des autres; de l'autre, tous ceux qui suivent l'exi- gence du bonheur- Pour rattacher cette analyse à celle de Sainte-Beuve, on pourrait ranger les écrivains français en deux longs et glorieux cortèges: l'un prendrait la suite de Pas- cal, celui des héros et des saints; on y trouverait Vigny, Péguy et Claudel; l'autre suivrait Montaigne et Voltaire, celui de tous ceux qui revendiquent pour l'homme le droit d'être heu- reux sur cette terre. Camus est-il de cette lignée? Il faut se garder de répondre trop vite à cette question: Camus n'est pas simple. Il se définit plus par une volonté toujours tendue de concilier, dans une unité vivante, les exi- gences contradictoires de l'homme que par des choix qui ex- cluent totalement un des aspects de la nature humaine (cf. dans "Retour à Tipasa": "Il y a ainsi une volonté de vivre sans rien refuser de la vie qui est la vertu de l'homme à la- quelle je tiens le plus en ce monde"). Le premier moment de cet itinéraire vers le bonheur, le plus important peut-être car il est comme la source de tous les autres et qu'il se retrouve épuré, mais encore vivant jus- que dans la sérénité de l'homme fait, c'est le moment de l'ado- lescence à Alger; c'est celui que l'on pourrait appeler de mo- ment du "monde sans les hommes". Camus est enraciné dans cette terre brûlée de soleil et chaude de passion, torturée au- jourd'hui par la violence, pour laquelle il a toujours eu un attachement physique que rien n'a pu briser. Le drame de Camus l'Algérien n'est pas de mon propos: il est à beaucoup de points de vue le symbole même de cette guerre et de ses contradictions si dificiles à surmonter. Mais il intéresse l'en- semble de l'oeuvre de cet écrivain exemplaire et il est, au fond, le drame même de sa vie. De sa jeunesse à Alger, où il fut un étudiant pauvre mais heureux, jeté dans les joies du corps et de la nature, Camus a até marqué jusqu'au plus profond de son être. Jamais il n' oubliera — comme le dit la citation que j'ai fait plus haut — même dans son "exil" "les images simples et grandes" qui l'ont alors frappé. Dans cette même préface de "L'Envers et l'Endroit", il écrit avec lucidité, évoquant vingt ans plus tard son adolescence: "Je n'avais pas encore traversé les temps 73 du vrai désespoir. Ces temps sont venus et ils on pu tout dé- truire en moi, sauf justement l'appétit désordonné de vivre" et, plus loin: "L'ardeur affamée qu'on sentira dans les Essais si souvent ne m'a jamais quitté et, pour finir, elle est la vie dans ce qu'elle a de pire et de meilleur". Qu'est-ce que cette ardeur, cet appétit? Ils ont une double face, à la fois complé- mentaire et contradictoire: le dégoût et le mépris pour les jeux vides et stériles de l'intelligence et même pour les constructions de la morale; la joie animale de communier avec la nature, l'immersion dans la vie élémentaire et dans les flots d'un "cosmos" qui enveloppe l'être humain et le fait retourner vers ses sources primitives. La nature en Algérie et dans les pays méditerranéens où il voyagea (Italie-Espagne) est propre à l'exaltation du corps et le jeune homme se plongea, dès qu'il en eut l'âge, avant que la maladie ne vînt le frapper, dans cet océan de sensations physiques. Il a laissé le magnifique témoignage de cette communication panthéiste dans les courts essais poétiques de cette époque: "Noces — "L'Envers et l'Endroit", certains tex- tes aussi recueillis plus tard dans "L'Eté". On retrouve aussi la marque brûlante de ce bonheur sensuel dans certains tex- tes des "Cahiers" de cette époque et dans les pages de son roman: "La mort heureuse", terminé en 1937 mais jamais encore publié. Ce panthéisme sensuel, cet abandon aux forces élémentaires est un thème magnifique et la joie de vivre de Camus est alors confondue avec celle d'un corps bondissant dans les vagues de la mer, respirant le vent sur les plages ou jouissant du soleil et de sa présence au monde. Les thèmes méditerranéens de Camus qui courrent tout au long de son oeuvre et que l'on retrouve en brèves notations dans les "Cahiers" qu'il tenait; la lumière, la chaleur, le soleil, le sourire des femmes, l'odeur des fleurs, la pureté du désert sont magnifiquement orchestrés dans une prose poétique qui est à la fois charnelle et lucide, comme dans presque toutes les pages des écrits de ce temps. Voilà par exemple quelques extraits de "Noces" qui illus- trent ce panthéisme et cette joie de vivre par les sens: "Au bout de qualques pas, les absinthes nous uploads/Litterature/article-camus-et-le-bonheur.pdf
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- Publié le Aoû 10, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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