HEIDEGGER ET LES GRECS A L'EPOQUE DE L'ONTOLOGIE FONDA1VIENTALE J e me propose
HEIDEGGER ET LES GRECS A L'EPOQUE DE L'ONTOLOGIE FONDA1VIENTALE J e me propose d'attirer ici l'attention sur quelques-uns des traitfl capitaux de l'interpretation heideggerienne de la philosophie grecque it une epoque ou 1'ambition de Heideg- ger n'etait pas encore de tenter de regresser en-dec;it de la metaphysique en direction d'une pensee plus pens ante, mais ou bien plutot son ambition etait expressement d'accomplir enfin la metaphysique comme science de l'etre. Lorsqu'on evoque aujourd'hui Ie rapport de Heidegger aux Grecs, certains schemes, certains themes de meditation semblent s'imposer it l'esprit. Qu'il me suffise de rappeler trois des plus marquants de ces themes. Le premier a trait it la pensee pre-socratique. En simplifiant on pourrait dire que Heidegger nous a invite it considerer les vocables les plus insistants des ecrits pre-socratiques - &A~es:~IX, rpljO"~C;, A6yoc; - comme des appellations de l'etre meme. Parmi ces vocables, celui d'&A~es:~1X sert en quelque sorte de guide. II nous invite it penser 1'etre comme un devoilement ambigu, comme un proces de manifestation qui se reserve ou se soustrait lui- me me it me me les etants qu'il donne it voir. Theme done du retrait de l'etre, du retrait constitutif de 1'etre. La meditation meme de ce retrait requiert une distanciation, une prise de recul par rapport it une autre notion de l' &A~eS:LIX, notion non-ambigue qui s'impose avec Platon et qui fait de la ve- rite un ajustement correct du regard du vouc; sur la clarte de l' daoc;. Avec la doctrine platonicienne de la verite la phi- losophie s'institue comme une onto-theologie qui oblitere la nature intrinsequement ambigue ou poIemique de l'&A~eeLIX pre-socratique, au profit d'une hierarchie ontique qui en droit est susceptible de se livrer en pleine clarte: les etants sensibles, les etants intelligibles ou Idees, 1'etant supreme ou Idee la gTUDES PHgNOMgNOLOGIQUES. No 1. 1985 96 Jacques TAMINIAUX plus haute. La meditation du premier theme -Ie retrait constitutif de l'etre - va donc de pair avec un second theme: la metaphysique, en tant qu'onto-tMologie, s'est instituee par une obliteration du retrait de l'etre, vers lequel au con- traire faisait signe Ie dire pre-socratique. Mais ce deuxieme theme est lui-meme lie a un troisieme. En effet, cette obli- teration du retrait de l'etre, constitutive de la metaphysique, elle n'est pas, previent Heidegger, la faute des metaphysi- ciens a commencer par Platon. Elle est, bien plutOt, la guise sous laquelle l'etre meme advient ou survient pour l'homme occidental. L'histoire de la metaphysique jusqu'aujourd'hui- c'est-a-dire jusqu'a l'age de la technique - est l'histoire de l'etre meme en tant que, dans les manieres successives dont l'etre s'est donne a la pensee occidentale, il s'est, a chaque epoque, ofIert en se soustrayant, l'epoque contemporaine ce- pendant - celIe de la technique - etant l'epoque de l'obli- teration la plus epaisse du retrait de l'etre. Voila donc Ie troisieme theme: l' histoire de l' etre comme histoire de l' oubli de l'etre. II se trouve que l'apparition de ces themes est datee dans l'itineraire de Heidegger. Du moins peut-on la situer appro- ximativement vers Ie milieu des annees trent-e, non sans an- ticipation des Ie debut de cette decennie. C'est dans une tout autre constellation tMorique que s'ins- crit Ie premier debat de Heidegger avec les Grecs, sa pre- miere interpretation de Ia philosophie grecque. La constel- lation tMorique qui regit la premiere interpretation heideg- gerienne de la philosophie grecque peut s'exprimer formel- lement - je vais y revenir - dans Ie titre que Heidegger donnait alors a son reuvre: ontologie fondamentale. Essayons de scruter quelque peu les traits majeurs de cette ontologie pour eclairer la premiere interpretation heideggerienne de la philosophie grecque. Scrutant ces traits nous aurons vite fait de nous apercevoir qu'aucun des trois themes que j'e- voquais plus haut ne saurait y avoir de place. Ce qui signi- HEIDEGGER ET LES GRECS 97 fie premierement que Heidegger a. cette opoque ne decelo aucune discontinuite entre les ecrits pre-socratiques et les ecrits de Platon et d'Aristote. Ce qui signifie ensuite que cette ontologie fondamentale n'ambitionne nullement de regresser en-deva. de la metaphysique en direction d'une autre pensee, mais qu'elle ambitionno bien plutOt d'accomplir la meta- physique, c'est-a.-dire de porter a. la clarte du concept Ie sens de l'etre. Ce qui signifie enfin que l'histoire de la metaphysique n'y est pas consideree comme celIe de l'obliteration crois- sante du retrait de l'etre mais bien plutot comme une matu- ration de la science de l' etre. Consid()rons donc cetto ontologie fondamentale, dont Ie pro- jet nourrit l'enseignement de Heidegger a. .'l'Iarbourg, et dont l'ouvrage qui Ie rendit celebre, Sein und Zeit, est un expose partiel. Ce titre lui-meme indique d'abord que la question- centrale, unique - de Heidegger a. cette epoque est celIe de l'etre, plus precisement celIe du sens de l'etre. Cette ques- tion s'etait imposee it lui, tres tot, en 1907, des la lecture de la dissertation de Brentano sur Aristote: "Von der man- nigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles" (1862). La question demande: Que signifie "etre"? Etre, cela a-t-il des sens divers et si oui quelIe est l'unite de cette diversite? Chercher l'unite de cette diversite c'est rechercher une com- prehension de l'etre qui soit articulee. A partir d'ou et com- ment uno telle comprehension est-elIe possible? On est on mosUl'O aujourd'hui, grace d'une part a certains textes tar- difs de Heidegger sur ses debuts, grace d'autre part a. la pu- blication des cours qu'il professa it Marbourg, a. l'epoque de la preparation de Sein und Zeit, d'apercevoir comment la frequentation de l'ceuvre et de l'atelier de travail de HusserI permit it Heidegger d'affiner et d'elaborer la question du sens de l'etre. Imposee par Aristote, la question s'elabore dans Hne reprise originale de l'enseignement husserlien. La reprise noncerne les deux thematiques associees de la reduction et de l'intentionnalite. La reduction, c'est, au sens Ie plus ge- 7 98 Jacques TAMIKIAUX neral, la mise en suspens de l'attitude naturelle, spontanee ou quotidienne, en tant que cette attitude est portee a obli- terer, it recouvrir, cela meme que pourtant elle presuppose, a savoir l'intentionnalite. L'attitude quotidienne it la fois masque et presuppose la vie intentionnelle qui en est Ie trans- cendantal. L'intentionnalite quant it elle, c'est, au sens Ie plus general, ce qui nous constitue, en tant qu'etres conscients comme site de tous les a priori, de toutes les conditions de possibilite du sens. Ces a priori sont en excedent -Ie terme est dans la 6;me Recherche Logique de Husserl- par rapport it tout ce qui est empiriquement donne dans la vie quoti- dienne; ils n'en sont pas moins eux aussi it leur maniere donnes intuitivement au regard phenomenologique, objets d'une intuition categoriale. La question heideggerienne de l'etre s'est articu18e a la faveur d'une reprise originale de ces deux thematiques. La reprise de la thematique de la reduction est commandee et justifiee par Ie constat de l'equivoque de la quotidiennete face it la question de l'etre. D'une part en effet chacun de nous est pret it reconnaitre que dans la vie quotidienne il a constamment commerce avee des etants, des entites qui lui apparaissent comme teBes ou telles, mais sous Ie mot "etre" il ne peut rien apprehender de saisissable. II y a des etants, l'etre ce n'est rien. D'autre part, ehacun de nous pourtant est pret a reconnaitre que Ie mot "etre" emaille to us ses pro- pos et que donc il detient une certaine comprehension de ce que "etre" veut dire. Davantage l'usage quotidien de plu- sieurs vocables tels que persistance, actualite, presence, exis- tence etc. semble suggerer que r:ette comprehension de l'etre est diversifiee, qu'elle n'est pas uniforme et d'un seul tenant. Pourtant it la question de savoir ce que "etre" veut dire la reponse courante et quotidienne ne tient nul compte de cette diversitej bien plutot elle la recouvre sous un concept passe- partout: etre cela veut dire tout simplement et tout evidem- ment etre present la dans un maintenant. La reprise heid eg- HEIDEGGER ET LES GRECS 99 gerienne de la thematique de la reduction se soutient du constat de cette equivoque. La reduction heideggerienne vise it lever cette equivoque, plus precisement it rendre plei- nement visible son equivocite meme. "Pour nous, ecrit Hei- degger, dans un cours pratiquement contemporain de Sein und Zeit, la reduction consiste it se deprendre de la saisie de l'etant ( ... ) pour reconduire Ie regard phenomenologique jusqu'it la comprehension de l'etre de cet etant" 1. C'est ici que la thematique de la reduction se noue it ceHe de l'intentionnalite. Regie par la question de l'etre, cette thematique de l'intentionnalite se transforme. Dans les cours de Marbourg Ie mot sert it designer provisoirement Ie mode d'etre de l'etant que nous sommes en tant que constituti- vement notre mode d'etre consiste it etre ouvert aux etants que nous ne sommes pas nous-memes. Dans cette orientation sur les etants que nous ne sommes pas, un a priori est it l' ceuvre, it savoir Ia comprehension prealabIe, transcendantale de leur mode d'etre. Mais notre mode d'etre n'est pas ouvert seuIe- uploads/Litterature/ heidegger-et-les-grecs.pdf
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- Publié le Mai 24, 2022
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