Fictions en procès Dominique Viart p. 289-303 TEXTE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL

Fictions en procès Dominique Viart p. 289-303 TEXTE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL 1Un acquis de la recherche sur le domaine littéraire contemporain est le constat d’une véritable mutation esthétique (du reste pas seulement esthétique mais aussi éthique et épistémologique) qui affecte le passage des années soixante-dix aux années quatre- vingts. Cette mutation se caractérise, comme j’ai eu l’occasion de le montrer ailleurs, par le retour à une littérature transitive. Il ne s’agit plus en effet d’« écrire » – au sens absolu du terme – mais bien d’écrire quelque chose, que ce quelque chose relève du réel, du sujet, de l’Histoire, de la mémoire, du lien social ou encore de la langue.  1 Un inventaire des pratiques majeures de la littérature contemporaine montre en effet qu’il est auj (...) 2Or il ne s’agit pas seulement d’écrire ces objets : notre époque est aussi celle qui produit un discours critique à leur endroit comme à l’endroit de ses propres productions littéraires. Aussi y va-t-il d’une double posture critique : envers le fond comme envers la forme. Les domaines abordés ne paraissent désormais plus passibles de représentation simple. La notion même de « représentation » a été suffisamment interrogée et mise en question pour que l’on ne puisse y revenir ingénument. Si la génération qui écrit aujourd’hui n’est pas celle qui pose le soupçon, elle n’en est pas indemne pour autant : elle est celle qui en hérite1. 3À cet héritage du soupçon s’ajoute la défection envers tous les systèmes d’explication globale du monde : les « grands récits » de la religion, de l’idéologie, de l’Histoire. Les conditions du savoir ont changé (Jean-François Lyotard), mais aussi les références à partir desquelles dire ces objets qu’à nouveau la littérature se donne à elle-même. Aussi la littérature, critique, ne peut-elle plus s’écrire sur fond de système de pensée : plus de « roman à thèse », plus d’« autorité fictive » (Susan Suleiman) : la fiction a perdu son autorité énonciative. D’où le recours, dans la fiction contemporaine, à des stratégies particulières, qui sont aussi des stratégies du particulier (on relève ainsi tout un intérêt pour le détail, pour l’insignifiant, l’événement singulier). 4Dans une telle perspective, je voudrais étudier ici l’une de ces stratégies : celle qui se concentre sur les faits divers, et plus particulièrement les faits divers judiciarisés, ceux qui ont donné lieu à des procès, à des débats sur la place publique et/ou par voie de presse. La littérature contemporaine est en effet nombreuse à s’y intéresser, que l’on pense par exemple à François Bon, Un fait divers (Minuit, 1993), C’était toute une vie (Verdier, 1995), Prison (Verdier, 1997), Emmanuel Carrère, L’Adversaire (POL, 2000), Danièle Sallenave, Viol (Gallimard, 1997), Marc Weitzmann, Mariage mixte (Stock, 2000), sur lesquels ma réflexion s’appuiera essentiellement. Mais le corpus est plus vaste : on pourrait mentionner, par exemple et parmi d’autres textes, Roberto Zucco (Minuit, 1990) de Bernard-Marie Koltès, Le Procès de Jean- Marie Le Pen (POL, 1998) de Mathieu Lindon ou encore les romans de Didier Daeninckx (pas seulement parce que le genre policier est toujours plus ou moins en prise directe sur des « faits divers » mais aussi parce que l’inspecteur Cadin inventé par Daeninckx « collectionne » les rubriques « faits divers » de la presse populaire). 5Un tel intérêt n’est certes pas très neuf : la littérature du XIX e siècle en faisait déjà son inspiration, sinon ses choux gras. Balzac, Stendhal, Flaubert, Maupassant y ont volontiers recours. Et cet intérêt persiste tout au long du XX e siècle, avec des pratiques diverses, qui vont de la réinvention narrative, dans le roman (Thérèse Desqueyroux de Mauriac ; L’Étranger de Camus) ou les nouvelles (La Ronde et autres faits divers de Le Clézio), ou dramatique (Les Bonnes de Genet) – à la transposition (Crime de Quinette de Jules Romains). Qui se contentent de mentions (de Marcel Proust à Simone de Beauvoir) ou poussent jusqu’à la réflexion argumentée (André Gide, Souvenirs de la Cour d’Assises ; Ne Jugez Pas ; L’Affaire Redureau, La Séquestrée de Poitiers….). Mais l’intérêt qui s’y porte aujourd’hui me semble procéder différemment et manifester en cela une spécificité contemporaine, révélatrice de la posture singulière de la littérature de notre temps. C’est à partir de ces différences – rassemblées en cinq points, que je propose de l’interroger. Le refus de l’exploitation romanesque  2 Philippe HAMON, « Introduction », Romantisme, n° 97, 1997-3. 6Dans son introduction au numéro de la revue Romantisme consacré aux faits divers dans la littérature, Philippe Hamon insiste sur la « potentialité romanesque du fait divers » pour le XIX e siècle2. C’est, dit-il, un « matériau d’incitation à la mise en récit ». On montrerait même comment cette « mise en récit romanesque » occulte l’affaire initiale : aucune mention de l’affaire Delamare dans Madame Bovary, des affaires Lafargue et Berthet dans Le Rouge et le noir, de l’affaire Canaby dans Thérèse Desqueyroux…. alors qu’au contraire Un fait divers, Prison, Mariage mixte, L’Adversaire signalent le fait divers comme tel, notamment à travers les comptes rendus médiatiques auxquels il donne lieu et dont d’importants fragments sont explicitement cités dans les romans. 7Plus encore : les textes considérés répugnent à retenir le faits di vers comme « matériau romanesque ». Viol se présente d’emblée comme le compte rendu d’une enquête sociale qui dépasse – et conteste – le romanesque. Un fait divers brise toute velléité narrative par la fragmentation des prises de parole ; Prison est un récit réflexif entrecoupé d’insertions de fragments obtenus au cours de séances d’atelier d’écriture ; L’Adversaire naît de la commotion émotionnelle éprouvée par l’auteur-narrateur face à l’Affaire Romand et accrue par la ressemblance entre son fils et celui de l’assassin. À vrai dire, ces textes renoncent à adopter la forme d’une fiction narrative. Ils échappent à la pulsion narrative ou s’en gardent. Ils maintiennent la dimension factuelle de façon aussi explicite que possible (il y a bien ici ou là quelques changements de noms, mais c’est surtout pour des raisons juridiques – lesquels s’avèreront du reste souvent insuffisants). Ils demeurent, en termes littéraires, à la lisière de la fiction. En fait aucun d’entre eux n’est principalement narratif. Ils procèdent plutôt par fragments de narration enchâssés dans d’autres modalités textuelles, et par approches diffractées, non linéaires, de la matière du récit. Le « récit » même est incertain. Il demeure le plus souvent dans l’ordre de la tentative de restitution (Carrère, Bon), de l’approximation (Sallenave), du rassemblement d’éléments vraisemblables ou supposés – ou encore de la représentation que l’on peut s’en faire (Weitzmann). 8C’est qu’en fait le discours – au sens linguistique du terme – compte plus que l’événement. Ce qui importe, c’est ce qu’on en dit, l’espace de parole qui exprime comment les faits se disposent dans une conscience, quelle est leur dimension – et leur résonance – subjective. On relèvera ainsi les dialogues de Viol ou le recours de ce livre à l’écriture épistolaire ; les lettres, aussi, et les propos rapportés de Romand dans L’Adversaire, la restitution des échanges de son ami Luc avec le narrateur ou avec ses proches ; les fragments d’écrits produits dans l’atelier de Prison, notamment cette formule d’un détenu aussi étonnante que symptomatique, que j’ai eu l’occasion de commenter ailleurs : « Pour moi le rejet est venu très tôt malgré mon abandon du côté de ma mère » ou encore les multiples monologues d’Un fait divers. Ces choix d’écriture tendent à souligner que le réel n’existe pas en dehors de la perception, de la pensée, des affects…. etc., qui le constituent pour chacun. Il faut aussi y voir une prise de distance avec les esthétiques réalistes qui postulent une possible « objectivité » : il n’y a pas d’« en soi » de l’événement. Les discours du sujet 9Chacun de ces livres s’interroge donc sur une intériorité psychique. Ainsi, par exemple, Carrère précise dès les premières pages de son livre :  3 Emmanuel CARRÈRE, L’Adversaire, POL, 2000, p. 33. L’enquête que j’aurais pu mener pour mon propre compte, l’instruction dont j’aurais pu essayer d’assouplir le secret n’allaient mettre au jour que des faits. Le détail des malversations financières de Romand, la façon dont au fil des ans s’était mise en place sa double vie, le rôle qu’y avait tenu tel ou tel, tout cela, que j’apprendrais en temps utile ne m’apprendrait pas ce que je voulais vraiment savoir : ce qui se passait dans sa tête durant ces journées qu’il était supposé passer au bureau3.  4 Étienne RABATÉ, « Lecture de l’Adversaire, d’Emmanuel Carrère : le réel en mal de fiction », Le Go (...) 10Il me faut ici préciser un point : le « sujet » de l’événement, qu’il s’agisse de Romand ou, ailleurs de tel autre individu, n’est pas perçu comme l’Autre – incarnation de l’étrangeté ou du monstrueux. Ce n’est pas Romand que Carrère désigne comme « l’Adversaire », mais ce qui l’arrache à lui-même, comme l’a bien montré Étienne Rabaté4. Du reste Carrère, co-traducteur de uploads/Litterature/ fictions-en-proces.pdf

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