L’Anachronique du flâneur N°6 John Koenig, Huile sur toile 1989, Coll.M. A-L. J
L’Anachronique du flâneur N°6 John Koenig, Huile sur toile 1989, Coll.M. A-L. J’aimerais aujourd’hui aller flâner du côté de « La Lucarne des Ecrivains », une librairie chère à mon cœur parce que c’est là que j’ai rencontré Mylène Vignon, sans qui je n’aurais jamais eu le plaisir d’écrire dans « Saisons de Cultures ». Le regretté Claude Duneton (1935-2012), romancier, acteur et longtemps chroniqueur de la langue française au « Figaro », en compagnie d’un autre écrivain, Jacques Cassabois, et d’un libraire-auteur, Armel Louis, avait été à l’origine de la création de cette librairie indépendante, 115 rue de l’Ourcq, dans le 19e arrondissement de Paris. C’était bien sûr aller à contre-courant, à une époque qui voyait la plupart des librairies se changer en kiosques à journaux, ou en rayon-livre de supermarchés, chargés d’écouler au plus vite les nouveautés livrées par les maisons d’édition, denrées périssables à consommer ou retourner avant la date indiquée. Rares demeuraient les librairies reflétant les choix d’un libraire éclairé, capable de guider ses visiteurs dans leurs lectures et de leur mettre entre les mains des livres susceptibles de les intéresser. Nous parlions de cette situation lorsque j’ai dit à Claude Duneton que si cette librairie, créée par une association d’écrivains, publiait quelque chose, elle aurait un rayonnement tout autre. Il fut immédiatement de mon avis et demanda à une de ses amies, Gisèle Joly, d’assurer la première coordination de la Gazette (chose qu’elle n’avait encore jamais faite mais qu’elle fit avec courage et talent pendant près de deux ans). C’est ainsi que La Gazette de la Lucarne des écrivains est née. Elle en est à son 62e numéro. Au fil des ans, une par mois, j’y ai égrené des petits textes, souvent autobiographiques, sur des thèmes divers et variés. Mais le thème de la Gazette de septembre m’a tout particulièrement interpellé : « On ne meurt d’amour qu’au cinéma ? » J’ai écrit « Qui peut se vanter de ne jamais, au grand jamais, de toute sa vie, y avoir pensé ? Même Aragon a voulu se jeter dans un canal à Venise quand Nancy Cunard, la riche héritière, lui a préféré Henry Crowder, un pianiste de jazz noir américain ! » Mais voilà que ce « même Aragon » m’a entraîné dans une flânerie anachronique qu’une seule page de la Gazette n’aurait jamais pu contenir. Seule la gratuité du net (qui par définition ne mange pas de papier et ne coûte rien à celui qui vous édite) me permet de partager avec vous cette divagation : Les trois suicides de Louis Aragon J’ai découvert qu’Aragon avait fait trois T.S., trois tentatives de suicide. La première, métaphorique, était un poème du « Mouvement perpétuel » intitulé « Suicide », écrit en 1922. La deuxième était la destruction par le feu en 1927, de « La Défense de l’Infini », ce roman dont il disait avoir écrit 1500 pages. Et la troisième eut lieu, en 1928, à Venise quand Aragon ne se jeta pas dans un canal, comme je l’avais imaginé de manière romanesque, mais avala des barbituriques dans une chambre d’hôtel et fut sauvé malgré lui. Il fallut qu’Aragon meure vraiment le soir de Noël 1982 pour que de minuscules notes en bas de page deviennent les titres en caractères gras de sa biographie : Il était le fils naturel d’un préfet de police, Louis Andrieux, et ne le sut qu’à vingt ans lorsque, Marguerite Toucas1, qui jusqu’alors s’était toujours fait passer pour sa sœur, lui révéla qu’en réalité, elle était sa mère. De même, la préférence longtemps cachée de Louis Aragon pour la compagnie des garçons ne fut ouvertement révélée que dans les dernières années de sa vie, bien après la mort d’Elsa. J'ai connu Aragon grand patron des Lettres Françaises, dans le rôle du mari exemplaire, chantre de son Parti et d’une seule muse, son épouse Elsa Triolet. Les personnages les plus rébarbatifs lui pardonnaient les désordres de sa jeunesse surréaliste parce qu’il faisait entendre avec éloquence ce que beaucoup de gens, à l’époque, croyaient être la voix du peuple. Comme toute une génération, je fredonnais, sur les musiques de Georges Brassens, de Léo Ferré ou de Jean Ferrat « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », « Il n’y a pas d’amour heureux ». ou « Avec le temps, va, tout s’en va… » « L’activité d’un individu, seule la mort en arrête le développement, et alors, ce qui importe, c’est la signification générale d’une vie, et non pas les détails de cette vie, édification ou scandale pour les uns ou pour les autres. » Voilà ce qu’écrivait Aragon, comme s’il avait eu la prescience de critiques futures, dans la « Lettre à Vielé-Griffin , l’un des 1 Après voir tenu, dans l’enfance d’Aragon , une pension de famille Avenue Carnot (Paris 17e ), elle traduisit et adapta de l’anglais des romans policiers dans les années Trente sous le nom de Marguerite Toucas-Massillon... fragments épargnés d’un volumineux manuscrit « La Défense de l’Infini » qu’il détruisit en le brûlant à Madrid en prélude à sa rupture avec Nancy Cunard. Un autre fragment, « Le Con d’Irène », échappa lui aussi à la destruction parce qu’il était déjà paru en 1928, sous le manteau, dans une édition illustrée par André Masson. Il n’était pas signé du nom d’Aragon mais du pseudonyme Albert de Routisie. Ce livre étonnant, pourtant un véritable joyau de la littérature érotique de langue française, Aragon, son père, le traita comme un enfant naturel, et ne voulut jamais le reconnaître. « Le Con d’Irène » survécut ainsi au « suicide » littéraire de « La Défense de l’Infini » perpétré par Aragon. Il ne s’agit pas d’un autodafé (acte de foi) mais plutôt d’un geste de rage, face à tous les interdits qui à l’époque pesaient sur lui : non seulement ceux de la morale conventionnelle en matière de sexualité, mais aussi l’inexorable interdit dont les Surréalistes avaient frappé le roman. Il surmonta largement par la suite cette interdiction première puisque depuis « Anicet ou le Panorama » paru en 1921, jusqu’à « Le Mentir Vrai » en 1980, en passant par « Les Communistes » en six volumes, écrits entre 1949 et 1951, il ne publia pas moins de vingt-huit romans de son vivant. En 1968, Régine Desforge, sur la suggestion de son grand ami Jean-Jacques Pauvert, réédita « Le Con d’Irène » sous le titre expurgé d’ « Irène ». Mais on avait eu beau scander à l’époque au Quartier Latin « Interdit d’interdire », cela lui valut quand même un procès. Quarante ans plus tôt, l’Aragon dadaïste avait déjà écrit dans « Le Mouvement perpétuel » un poème intitulé SUICIDE A b c d e f g h i j k l m n o p q r s t u v w x y z Rien d’autre que la juxtaposition dans l’ordre alphabétique des vingt-six lettres de l’alphabet sur cinq lignes d’inégale longueur. N’était-ce pas, métaphoriquement, le suicide d’un poète que d’aligner toutes les lettres de l’alphabet sans leur insuffler la moindre signification ? Dans la page qui précède Poésie/ Gallimard p.82, on peut lire : PERSIENNES Persienne Persienne Persienne Persienne persienne persienne persienne persienne persienne persienne persienne persienne persienne persienne persienne persienne Persienne Persienne Persienne Persienne ? C’était un poème qui se terminait par un point d’interrogation. La répétition du même mot voulait-elle permettre de visualiser ce qu’il désignait ? Etait-ce un calligramme imitant les lattes parallèles de persiennes laissant filtrer sur le mur de la page de fines lignes d’ombre et de lumière ? Est-ce une question idiote de ce genre qui me valut cette réponse d’Aragon que j’entends encore : « Imagine, Petit, la fatigue pour l’écrire, et le mouvement du poignet ! ». C’était l’époque où, il sortait du carcan politique. Quatre ans après la mort d’André Breton, il écrivait dans « Les Lettres Françaises » de grands articles intitulés « Lautréamont et nous ». Il m’avait envoyé rendre compte de la dernière exposition du Surréalisme organisée par Breton à la Galerie de l’Œil en décembre 1965. J’en avais profité pour parler de la publicité dans le métro et aux arrêts de bus en espérant m’en tirer par un jeu de mot dans le titre : « Le Surréalisme à l’œil ». Aragon amorçait ce virage qui, l’amenant à se remémorer et non plus à renier ses années surréalistes, le rapprocherait des jeunes gens dont il aimerait s’entourer à la fin de sa vie. Alain Jouffroy, qui préfaçait une réédition du « Mouvement Perpétuel » chez Gallimard, avait été un proche de Breton. Il déclarait sa volonté de réconcilier en pensée ces deux hommes qui pendant plus de quinze ans avaient exercé l’un sur l’autre une si profonde influence et qui avaient opéré ensemble un véritable bouleversement de l’univers poétique. A l’époque où je l’ai souvent vu, à la fin des années 1960 et au début des années 70, je ne savais rien d’un épisode pourtant marquant de la vie d’Aragon uploads/Litterature/ finale-l-anachronique-du-flaneur-n6.pdf
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- Publié le Fev 02, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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