Gilbert Dagron Constantinople • • • 1mag1na1re Études sur le recueil des Patria

Gilbert Dagron Constantinople • • • 1mag1na1re Études sur le recueil des Patria CONSTANTINOPLE IMAGINAIRE BIBLIOTHÈQUE BYZANTINE PUBUÉE SOUS LA DIRECTION DE PAUL LEMERLE ÉTUDES - 8 CONSTANTINOPLE IMAGINAIRE ,,. Etudes sur le recueil des Patria GŒLBERT DAGRON Professeur au Collège de France OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS OU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQ.UE PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE Dépôt légal - 1re édition : 1984, décembre © Presses Universitaires de france, 1984 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris A V ANT-PROPOS « Taedet pigetque humanitatis ad tales stu- pores projectae. » (C. G. Heyne, 1790.) « Silly stories. » (Alan Cameron, 1973.) Les jugements portés sur les Patria de Constantinople par les très rares historiens qui ont eu la paùence de les étudier sont, on le voit, sans indulgence : folles légendes écrites dans un style barbare et parfois incompréhensible, œuvres anonymes où l'on sent plus la main d'un copiste que l'esprit d'un auteur, recueil dans lequel se confondent les époques, gouffre de fausse science. Ce sont ces défauts qui m'ont séduit, cette langue rocailleuse et incorrecte qui évoque le parler de la rue et l'écriture d'une sorte d'écrivain public, ces textes de père inconnu et de paternité inavouable que des généraùons ont librement assemblés, recopiés, transformés, ce mélange enfin de réminiscences livresques, de familiarité avec les lieux décrits et de pure affabulation. Ici les légendes ne sont jamais gratuites; elles gardent toujours un lien avec ce qu'on pourrait appeler la mémoire du site : souvenir d'une histoire vécue ou monument conservé; on les voit naître et l'on peut en démonter les mécanismes. La lecture fait apparaître une Constantinople aussi réelle qu'imaginaire, sans doute la Constantinople des Constantinopolitains, comme il y a le Paris des Parisiens. Byzance, volontiers littéraire, officielle ou théologienne, garde peu de témoignages d'une telle saveur et pour nous d'un tel prix. J'ai consacré un précédent volume, dans la même collection des Presses Universitaires de France, à la naissance de la capitale et à la mise en place de ses institutions. Autre ton, autres sources, autres siècles. Il s'agissait alors de comprendre l'étrange greffe de Rome en Orient aux ive et ve siècles. La Constantinople des Patria, aux vme-xe siècles, a largué les amarres; elle présente le spectacle assez rare d'une ville en train de digérer ou d'éliminer 6 CONSTANTINOPLE IMAGINAIRE un lourd passé; une ville et l'image d'une ville. Nous n'apprendrons pas ce que les habitants de Constantinople pensaient de leur cité et de son histoire (aucun texte n'autorise sans doute pareille introspection), mais la pratique qu'ils en avaient, le langage qu'ils s'étaient formé, qui prend ici forme écrite et valeur de genre, la culture qui a permis cette éclosion, la finalité, peut-être, de ces apparentes divagations. On ne peut vivre en société sans se situer dans l'espace et dans le temps; et c'est pour mieux vivre dans leur capitale sans avoir à souffrir ni de trop de souvenirs, ni de trop d'oubli, ni des mensonges de l'idéologie, que des Constantinopolitains, par bribes et morceaux, de génération en génération, ont confectionné ce petit chef-d'œuvre truqué. Leur monde. Si les byzantinistes ont le plus souvent méprisé les Patria, sauf pour quelques renseignements ponctuels ( et généralement douteu.,) qu'ils en tiraient, les historiens d'autres horizons se sont depuis longtemps attaqués à des œuvres de même texture. Ils ont défriché et montré l'exemple. C'est justice de le dire ici. Comme tous ceux de ma génération, j'ai suivi cette formidable « conquête de l'Ouest » qui a décuplé notre territoire et nos thèmes de recherche : le folklore, les traditions orales, l'imaginaire, la littérature ( qu'il ne faut surtout pas dire) populaire, ont maintenant droit de cité. Je reconnais volontiers ma dette; mais par goût - et accessoirement par principe -, je sacrifierai peu au.,'C subtilités méthodologiques et encore moins au.,'C délices du comparatisme. La recherche de 1 'historien diffère peu, à mes yeu.,'C, de l'expérimentation du biologiste; pour être précise elle doit se faire au microscope; pour être rigoureuse, elle suppose la maîtrise des éléments dont on étudie les corrélations, ce qui justifie ici comme ailleurs les spécialités; pour être profitable, elle doit être bien choisie et poser les bonnes questions : tout n'est pas historique, parce que tout n'est pas intéressant. Je fonderai mes analyses, pour l'essentiel, sur un petit corpus de moins de trois cents pages. Mon objet est limité, on jugera s'il est exemplaire. Encore faut-il préciser que je ne prétends pas épuiser ici la matière de ce mince volume de textes. D'autres, je n'en doute pas, sauront élucider certaines difficultés de langue et d'interprétation dont je n'ai pas trouvé la solution, serrer de plus près les problèmes de datation et de tradition manuscrite, tirer de ces notices sur les statues, les monuments, les églises, les quartiers, tout cc qu'elles apprennent d'original sur la topographie et l'histoire de la ville. Il est certain également que les Patria, pour être mieux compris, devront être replacés dans un contexte historique encore insuffisamment connu. Lors de confé­ rences qu'il a données au Collège de France en 1983 et qui seront prochai­ nement publiées, Cyril Mango a montré que Constantinople sort des crises qui l'atteignent atL'C vne et vme siècles exsangue et délabrée, avec une population brutalement ramenée au niveau d'une ville moyenne de 30 ooo à 50 ooo habi- AVANT-PROPOS 7 tants; elle flotte dans son enceinte redevenue trop large, ses édifices tombent en ruine et ne sont plus restaurés, sa mémoire aussi fléchit. C'est à ce moment que les patriographes prennent la plume pour tenter d'établir un lien entre ce qui fut et ce qui est, entre ce qui se lit, ce qui se dit et ce qui se voit. Leur culture naît de la destruction et de l'oubli, mais elle n'en est pas moins cohérente; elle se consolide lorsque Constantinople a repris son essor; on la retrouve pendant des siècles largement diffusée dans les chroniques, les ency­ clopédies, les récits de voyageurs et les innombrables petits textes que des générations de copistes découpent et rapiècent; à chaque nouvelle crise elle refleurit : 1204, 1453. Elle mérite donc bien d'être étudiée pour elle-même. C'est d'un enseignement de séminaire (Collège de France, 1976-1978) que ce livre est issu. J'espère qu'il en garde le sérielLx et la gaieté; il doit beaucoup, en tout cas, à l'amitié et aux conseils des collègues qui ont parrainé alors une entreprise téméraire et d'abord malhabile. Du séminaire au livre il y a, comme on sait, un long et aride chemin, ponctué d'étapes où Mme Ancttc \Veill, avec gentillesse et dévouement, a pris chaque fois sa part du fardeau. Au terme, M. Paul Lemerle a bien voulu accueillir le volume dans la collection qu'il dirige. Je n'aurai garde d'oublier le Centre national de la Recherche scientifique, dont l'aide a rendu possible la publication. INTRODUCTION « ÉLOGES » ET « RÉCITS DES ORIGINES » De la cité antique dont on voulait vanter l'excellence ou décrire les singularités, on pouvait dire sans vraie contradiction et en changeant simplement de registre, comme pour tel homme ou telle femme, soit qu'elle était conforme à l'idéal que suggéraient la civilisation et ses modes, soit qu'elle était unique par sa situation géographique, par son nom et par le faisceau d'anecdotes qui, de sa fondation à son état présent, lui tenait lieu d'histoire. De ces deux langages sont nés deux genres littéraires bien caractérisés, l' « éloge » et ces « récits des origines » qu'on désigne du nom de Patria; deux types d'écrits apparemment voisins, qui se complètent et parfois se confondent, mais qu'il nous faut ici distinguer l'un de l'autre et opposer trait pour trait afin de saisir le moment oü, d'une double convention, on passe à un jeu antithétique; non plus à propos de la cité et de ses origines, mais de la ville et de son histoire. L'éloge (laudes, È11.:wµLov) relève de la rhétorique; comme tel, il est strictement codifié : on parlera, nous avertit Ménandre ( de Laodicée ?) , expert en la matière du me siècle de notre ère 1, de la « situation » de la cité (0écnc;), c'est-à-dire de son climat, de sa position géographique, de la campagne qui l'entoure et des villes voisines, de son acropole, de ses ports naturels ou arti­ ficiels; ensuite de son « peuple » ( yévoç), de sa fondation par un dieu, un héros ou un colonisateur, de son origine barbare ou grecque, de la métropole dont elle est issue, des bouleversements qui ont marqué son histoire; enfin de ses « mœurs » (Èm-rriâe:ucre:Lç), autrement dit de sa constitution politique, de son commerce et de sa culture, du caractère de ses habitants et des honneurs qui lui ont été décernés. Si large que soit la grille ainsi définie, elle impose une réduction des différences : l'idéal sera tou jours d'équilibre entre montagne et plaine, entre terre et mer, entre les arts et le commerce; toujours la qualité 1. Rhelorts Gra,ci, éd. Spengel, III, p. 346-367, éd. \\'alz, IX, p. 164-212; voir aussi C. Bursian, Der Rhetor Aft11a11dros und uploads/Litterature/ gilbert-dagron-constantinople-imaginaire-extrait.pdf

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