UN CHAPITRE D'ART ET D'HISTOIRE: <<LES SURVIVANCES>>. DE FOCILLON A BALTRUSAITI

UN CHAPITRE D'ART ET D'HISTOIRE: <<LES SURVIVANCES>>. DE FOCILLON A BALTRUSAITIS Dans un livre posthume prepare a Yale lors des derniers mois de sa vie, Henri Focillon faisait resonner un theme omnipresent de son ceuvre dans un titre equivalent a un programme entier de recherche, definissant toute une carriere de savant: <<Moyen Age. Survivances et reveils. Etudes d'art et d'histoire»t1. On trouve dans ce volume publie it y a plus d'un demi-siecle en Amerique — outre un texte sur l'art ancien roumain2 ou I'ami de Ion Cantacuzino, de Nicolae Iorga et de Vasile Parvan3, le commissaire de 1'exposition d'art roumain de Jeu de Paume (1925) saluait, par ses monuments, <<la fierte, l'allegresse, la qualite, l'heroique et reveuse d'une grande ame»'4, celle du peuple roumain — quelques etudes fondamentales pour ceux qui veulent comprendre les horizons ouverts dans l'histoire des arts europeens par Focillon:«Prehistoire et Moyen Age»5, conference inaugurale a Dumbarton Oaks Research Library, en novembre 1940, et «Quelques suirvivances de la sculpture romane dans fart francais»6. Henri Focillon, critique, connaisseur, metaphysicien, poete — c'est ainsi que le voyait, vers le soir de sa vie, Charles Seymour, president de la fameuse Universite de Connecticut hebergeant le grand Francais autoexile qui associait le liberalisme du XIXe si~cle aux soubresauts du XXe — etait avant tout, notamment un historien: u...he thought of himself always ans, I suspect, wished to be regarded as historian>>7, ecrivait Seymour. Dans la memoire de ses fideles eleves francais et americains — on les appelait « les focilloniens» — le savant est reste I'initiateur de quelques decouvertes, celui qui a eu quelques intuitions concernant le monde des formes et de 1'esprit dont ales survivances>> font partie. Quelque part, dans <<Le Mont dans la ville» — essai de 1928 consacre a l'espace urbain, evocation de la Montagne Sainte Genevieve par celui qui habitait un appartement derriere le Pantheon —, Focillon se definissait lui- meme, d'ailleurs, comme un chercheur de l'inconnu: «Pourtant je derneure fdele a ce gout de 1'enigme. Le connu, l'habituel, le familier restent touches d'assez d'etrangete pour que j'y prenne le plaisir et l'inquietude de la decouverte»8. <<La survivance> tient de ce «temps ralenti...ou le passe est le contemporain du present» , dont Focillon, toujours lui, ecrivait, prefacant les «Actes>> du premier Congres international des arts populaires tenu a Prague, toujours en 1928. Les survivances de la prehistoire dans la sphere du folklore sont plus que des morphologies, ce sont des symptomes d'une 1 1943, Brentano's, New York; IIe edition, Montreal, 1945, a laquelle on fait les references. 2 L'ancien art roumain, pp. 185-201. 3 G. Oprescu, Un grand histories d'art, ami des Roumains: Henri Focillon, extrait, Bucarest, 1944. 4 5 6 7 8 identite de mentalite — pour employer un mot du jour —, de mentalite au caractere, a la fois, magique et auroral. <<Les cultures du temps ralentir> — ecrivait Focillon dans un sens qu'on allait retrouver dans sa <<Vie des formes» - <<sont naturellement caracterisees par les survivances, patois, croyances, folklore, usage, arts populaires. L'invention, au sens plein du terme, en est bannie>>, pour y ajouter, avec un exemple et une question rhetorique: «L'art populaire semble continuer la stylistique de fart neolithique. Mais, plus qu'une filiation directe, plus qu'un heritage transmis de generation en generation, n'est-il pas permis de voir dans cette identite la constance d'une meme structure intellectuelle?»9. Considerant la decouverte, 1'identification des «survivances>>, des « reveils>> morphologiques comme une « idee maitresse>> du savant francais, son ancien assistant de Yale, plus tard professeur a Williams College (Williamstown, Massachusetts), S. Lane Faison Jr. ecrivait it y a quelques dizaines d'annees: «Such unexpected discoveries, which the fresh eye of Henri Focillon was forever turning up.. .are like grace notes in the broader structure of his thought»10. Pour l'historien qui ne s'ignorait point — montrer la metamorphose des formes anciennes a travers la succession des generations c'etait encore une facon de faire ce noble metier, remarquait-il, vers 1934-1935, dans son cours sur Piero della Francesca, devenu encore un Iivre posthume11 —, l'histoire etait un tissu inextricable <<de precocites, d'actualites et de retards» , et ces «retards» surtout deviennent un chapitre de la recherche d'histoire de 1'art en tant que discipline humaniste qui <<nous montre, juxtaposees au meme moment, des survivances et des anticipations, des formes lentes, retardataires, contemporaines des formes hardies et rapides»12 (la remarque appartient toujours au moment 1934 et on la trouve dans 1'essai focillonien le plus c~l~bre, «Vie des formes>>). Geologiquement concue, en dehors du devenir hegelien, l'histoire de l'humanite est evoquee dans le texte introductif d'un autre livre fameux interrompu par la mort, «L'an mil» — rien d'autre que son ancien essai «Du Moyen Age germanique au Moyen Age occidental»13 — comme « une superposition de couches geologiques, diversement inclinees, parfois interrompues par des failles brusques, et qui, en un meme lieu, en un meme moment, noun permettent de saisir plusieurs ages de la terre, si bien que chaque fraction du temps ecoule est a la fois passe, present et avenir»14. Il est evident que les survivances sont autre chose que les continuites stylistiques, que les prolongements morphologiques pareils a ceux qui persistent depuis le Moyen Age jusqu'a l'age d'un Callot, d'un Breughel, d'un Rembrandt15. Les survivances sont des fleuves qui disparaissent engloutis 9 10 11 12 13 14 15 par la terre, pour surgir de nouveau a la surface — de vrais oparcours souterrains»16 —, sont des formes qui se survivent a elles-memes, se renouvellant, telles celles de l'age roman a une ~poque gothique foisonnant d'elements du bestiaire — sirenes a queue fendue, lions aux tetes retournees —, ou bien, d'une maniere encore plus spectaculaire, celles de I'age hellenistique retrouvees au sein du style roman, comme les personnages sous arcades, connus depuis les sarcophages chretiens jusqu'aux reliefs de Cividale et de Poitiers17. Car « ce qui est sur, c'est que les grandes inventions ne perissent pas d'un seul coup et qu'une fois leur temps passe, it n'est pas dit qu'elles entrent dans la region des formes mortes. Meme quand le style et la mode ont change, apres bien des annees, it est possible qu'elles renaissent a la lumiere, qu'elles acquierent une vitalite nouvelle>>18. Le 17 janvier 1936, Focillon notait encore:<<Les formes sont 1'essentiel, elles combinent entre elles certains rapports, elles dominent, a travers 1'histoire, des parcours que n'expliquent pas la pure succession des temps et, plus que la valeur precaire et mobile de leur contenu, elles revelent la presence eternelle de l'homme»19. De Ia prehistoire, antichambre du Moyen Age — nous le dit Focillon dans quelques pages memorables de <<L'An mil» — allaient venir les inspirations pour cette <magistra barbaritas» qu'est fart germanique, puffs fart irlandais, situes, les deux, dans un contexte culturel que l'historien esquisse avec, a la fois, autorite et nuances, non sans nous rappeler, par ailleurs, certaines considerations d'un Worringer (<<Elle voit imperial..., garde de Ia prehistoire l'instinct des guerres sans merci, la nostalgic des forets et des migrations des peuplades»20, dit-il quand it parle de l'Allemagne; quant a 1'Irlande, celle-ci <<avait conserve dans un milieu celtique recule de riches depots de la civilisation du bronze: apres un sommeil de plus de quinze siecles, i1 est etonnant d'y voir renaitre, avec une vigueur et une luxuriance extremes, la culture de la spirale et de 1'entrelacs, tandis que le christianisme irlandais prend son accent propre, s'obstine, dans des controverses fameuses, a conserver ses positions personnelles dans la liturgie et le calendrier ecclesiastique et propage une hagiographie pleine de merveilles auxquelles se melent des debris d'epopees prehistoriques» 21). Partant de tels exemples de l'histoire la plus eloignee, Focillon constate que les survivances <suivent des voies tres diverses, elles dessinent des parcours plus ou moms caches, plus ou moms directs, plus ou moms lents. Elles obeissent a une organisation et presque a une technique, comme tout ce qui se passe en histoire» 22. Parfois, les survivances sont passives, comme un heritage de formes fixes, inertes, dans des milieux conservateurs, parfois elles sont actives, connaissant des metamorphoses avec une vitalite impressionnante, parfois, enfin, combinant les deux situations citees, elles presentent une formule 16 17 18 19 20 21 22 mixte, la survivance se manifestant <<par des reveils brusques et apparemment fortuits, ou lents et progressifs, apres un long sommeil>> I1 y a dans cette typologie proposee par le savant francais — et qui etait le premier a la considerer comme une provisoire hypothese — une certaine similitude des survivances morphologiques avec les inhibitions et les explosions de l'etre vivant, de l'organique: «Ainsi l'histoire des formes>> - concluait Focillon — « se rattache plus etroitement a l'histoire de l'homme meme. Traditions passees, metamorphoses, reveils, avec leurs interferences selon les ages et selon les lieux, nous aident a comprendre comment le plus lointain passe, avec une vitalite ralentie, tantot intense et continue, tantot explosive, ondule a travers l'evolution> 23. Et justement parce qu'il etait historien dans son etre le plus profond, Henri Focillon ecrivait a la fin d'une etude dediee aux survivances de la sculpture romane dans l'art francais24, apres avoir passe en revue, uploads/Litterature/ focillon-razvan-theodorescu 1 .pdf

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