DISTANCE, ASPECT , ORIGINE par Michel Foucault revue Critique [3], novembre 196
DISTANCE, ASPECT , ORIGINE par Michel Foucault revue Critique [3], novembre 1963. Pour quoi ? Foucault le dit d’emblée : « L ’importance de Robbe-Grillet, on la mesure à la question gue son ?uvre pose à toute ?uvre qui lui est contemporaine. » Première phrase de l’article. C’est clair, c’est net, la scène d’investigation est délimitée et il va développer en examinant son impact chez les écrivains de Tel Quel, et Sollers en particulier, avec Le Parc, tel un commissaire de police recherchant les indices avant de les soumettre à l’analyse du labo, son propre labo. “ L ’importance de Robbe-Grillet, on la mesure à la question que son ? uvre pose à toute ?uvre qui lui est contemporaine. Question profondément critique, touchant des possibilités du langage ; question que le loisir des critiques, souvent, détourne en interrogation maligne sur le droit à utiliser un langage autre, - ou proche. Aux écrivains de Tel Quel (l’existence de cette revue a changé quelque chose dans la région où on parle, mais quoi ?), on a l’habitude d’objecter (de mettre en avant et avant eux) Robbe-Grillet : non peut-être pour leur faire un reproche ou montrer une démesure, mais pour suggérer qu’en ce langage souverain, si obsédant, plus d’un, qui pensait pouvoir échapper, a trouvé son labyrinthe ; en ce père, un piège où il demeure captif, captivé. Et puisqu’eux-mêmes, après tout, ne parlent guère à la première personne sans prendre référence et appui à cet Il majeur... Aux « sept propositions » que Sollers a avancées sur Robbe-Grillet (les plaçant presque en tête de la revue, comme une seconde " déclaration ", proche de la première et imperceptiblement décalée), je ne veux pas, bien sûr, en ajouter une huitième, dernière ou non, qui justifierait, bien ou mal, les sept autres ; mais essayer de rendre lisible, dans la clarté de ces propositions, de ce langage posé de front, un rapport qui soit un peu en retrait, intérieur à ce qu’elles disent, et comme diagonal à leur direction. On dit : il y a chez Sollers (ou chez Thibaudeau [4], etc.) des figures, un langage et un style, des thèmes descriptifs qui sont imités de, ou empruntés à,Robbe-Grillet, Je dirais plus volontiers : il y a chez eux, tissés dans la trame de leurs mots et présents sous leurs yeux, des objets qui ne doivent leur existence et leur possibilité d’existence qu’à Robbe-Grillet. Je pense à cette balustrade de fer dont les formes noires, arrondies (" les tiges symétriques, courbes, limitent le balcon du Parc ") Le Parc (extrait) (note pileface) Oui, rien ne va m’échapper si je m’assieds dans le petit fauteuil traîné sur le balcon étroit où je peux, de biais, allonger les jambes, les poser sur la galerie de fer forgé aux feuillages figés le long de tiges symétriques, courbes, rondes, recourbées, noires. Là-haut les cheminées, alignées en désordre sur les toits, fument, laissant monter dans l’air encore visible un mince panache foncé ; et les oiseaux, les hirondelles qui ont mené pendant le crépuscule leurs vols compliqués, se séparent, traversent à tire-d’aile cette large trouée de ciel après la pluie. En bas, le bruit des voitures, des autobus (le ronflement du moteur de l’autobus qui, juste à l’angle de la rue, change de vitesse et repart ; le grondement plus sourd, intermittent et comme clandestin des voitures) ; les vitrines éclairées (seule la base des maisons devient ainsi continûment visible) ; les enseignes au néon (le losange rouge du tabac) ; et, immédiatement en face, cette femme et cet homme qui bavardent en souriant dans le vaste appartement très clair. II fait un geste de la main gauche refermée sur une cigarette, remuant cette main pour insister sans doute, et la femme se renverse en arrière, lève les bras, et, prise de fou-rire, se plie soudain en avant. Puis, debout, l’homme pose son verre sur la table basse, la femme se lève à son tour, fait un léger signe de la tête, et ensemble ils commencent à marcher, disparaissent bientôt par le fond de la pièce (un piano sur la gauche, avec une partition dépliée). et l’ouvrent comme à claire-voie sur la rue, la ville, les arbres, les maisons : objet de Robbe-Grillet qui se découpe en sombre sur le soir encore lumineux, - objet vu sans cesse, qui articule le spectacle, mais objet négatif à partir duquel on tend le regard vers cette profondeur un peu flottante, grise et bleue, ces feuilles et ces figures sans tige, qui restent à voir, un peu au-delà, dans la nuit qui vient. Et il n’est peut-être pas indifférent que le Parc déploie au-delà de cette balustrade une distance qui lui est propre ; ni qu’il s’ouvre sur un paysage nocturne où s’inversent dans un scintillement lointain les valeurs d’ombre et de lumière qui, chez Robbe-Grillet, découpent les formes au milieu du plein jour : de l’autre côté de la rue, à une distance qui n’est pas certaine et que l’obscurité rend plus douteuse encore, un vaste appartement très clair " creuse une galerie lumineuse, muette, accidentée, inégale - grotte de théâtre et d’énigme au-delà des arabesques de fer obstinées en leur présence négative. Il y a peut-être là, d’une ?uvre à l’autre, l’image, non d’une mutation, non d’un développement, mais d’une articulation discursive ; et il faudra bien un jour analyser les phénomènes de ce genre dans un vocabulaire qui ne soit pas celui, familier aux critiques et curieusement ensorcelé, des influences et des exorcismes. Avant de revenir sur ce thème (dont j’avoue qu’il forme l’essentiel de mon propos), je voudrais dire deux ou trois choses sur les cohérences de ce langage commun, jusqu’à un certain point, à Sollers, à Thibaudeau, à Baudry, à d’autres peut- être aussi. Je n’ignore pas ce qu’il y a d’injuste à parler de façon si générale, et qu’on est pris aussitôt dans le dilemme : l’auteur ou l’école. Il me semble pourtant que les possibilités du langage à une époque donnée ne sont pas si nombreuses qu’on ne puisse trouver des isomorphismes (donc des possibilités de lire plusieurs textes en abîme) et qu’on ne doive en laisser le tableau ouvert pour d’autres qui n’ont pas encore écrit ou d’autres qu’on n’a pas encore lus. Car de tels isomorphismes, ce ne sont pas des "visions du monde", ce sont des plis intérieurs au langage ; les mots prononcés, les phrases écrites passent par eux, même s’ils ajoutent des rides singulières. Les figures du Parc. Sans doute, certaines figures (ou toutes peut-être) du Parc [5], d’Une cérémonie royale [6] ou des Images [7] sont-elles sans volume intérieur, allégées de ce noyau sombre, lyrique, de ce centre retiré mais insistant dont Robbe-Grilletdéjà avait conjuré la présence. Mais d’une manière assez étrange, elles ont un volume, - leur volume, - à côté d’elles, au-dessus et au-dessous, tout autour : un volume en perpétuelle désinsertion, qui flotte ou vibre autour d’une figure désignée, mais jamais fixée, un volume qui s’avance ou se dérobe creuse son propre lointain et bondit jusqu’aux yeux. [...] Or ces volumes, qui sont l’intérieur des objets à l’extérieur d’eux-mêmes, se croisent, interfèrent les uns avec les autres, dessinent des formes composites qui n’ont qu’un visage et s’esquivent à tour de rôle : ainsi, dans le Parc, sous les yeux du narrateur, sa chambre (il vient de la quitter pour aller sur le balcon et elle flotte ainsi à côté de lui, en dehors, sur un versant irréel et intérieur) communique son espace à un petit tableau qui est pendu sur un des murs ; celui-ci s’ouvre à son tour derrière la toile, épanchant son espace intérieur vers un paysage de mer, vers la mâture d’un bateau, vers un groupe de personnages dont les vêtements, les physionomies, les gestes un peu théâtraux se déploient selon des grandeurs si démesurées, si peu mesurées en tout cas au cadre qui les enclôt que l’un de ces gestes ramène impérieusement à l’actuelle position du narrateur sur le balcon. Ou d’un autre peut-être faisant le même geste. Car ce monde de la distance n’est aucunement celui de l’isolement, mais de l’identité buissonnante, du Même au point de sa bifurcation, ou dans la courbe de son retour. Le Parc, extrait [8] (note pileface) De ce balcon, je peux aussi, tirant vers moi les deux battants de la porte- fenêtre, regarder ma chambre à travers les rideaux. Mieux, en sortant par une autre pièce de l’appartement qui, au cinquième étage s’arrondit et donne ainsi à la fois sur l’avenue et la petite rue sombre, je pourrais faire le tour par l’extérieur et revenir à mon point de départ. Toutes les lumières chez moi sont éteintes. Il n’y a personne. Seule ma chambre est éclairée par la lampe rouge posée sur le coin de la table, elle-même couverte de livres, de papiers, de cahiers de différentes couleurs ; et le lit, au fond, s’aperçoit à peine, ainsi que l’armoire et la grande commode dont un tiroir est resté entrouvert. Les trois tableaux sont uploads/Litterature/ foucault-distance-aspect-origin.pdf
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- Publié le Oct 21, 2021
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