ÉLOGE DE LA TRADUCTION Barbara Cassin Éloge de la traduction Compliquer l’unive
ÉLOGE DE LA TRADUCTION Barbara Cassin Éloge de la traduction Compliquer l’universel Ouvertures Fayard Couverture : Atelier Didier Thimonier Photographie : Barbara Cassin, Calais, mai 2016 ISBN : 978‑2- 213‑70077‑9 © Librairie Arthème Fayard, 2016 Dépôt légal : novembre 2016 Avertissement Il existe beaucoup de travaux essentiels sur la traduction, de la Lettre à Pammachius de saint Jérôme à La Tâche du traducteur de Walter Benja‑ min, en passant par ceux d’Antoine Berman, d’Henri Meschonnic ou d’Umberto Eco. Ce livre, qui n’exis‑ terait pas sans eux, n’en rend jamais compte direc‑ tement. Il ne propose pas non plus de point sur les thématiques pourtant passionnantes liées au tra‑ duire, comme l’histoire de la notion même de tra‑ duction par exemple. Il n’attrape ces topoi que par le biais d’une pratique très personnelle d’helléniste spécialiste de la sophistique, de concepteur du Dic- tionnaire des intraduisibles et d’écrivain- philosophe commissaire d’une exposition sur la traduction, sujet peu visuel s’il en est, à déployer dans le sensible. Ce livre est donc un journal de bord, peut- être un jour‑ nal de pensée, qui met en récit de manière parfois militante mes rencontres de philosophe, ou plutôt de sophiste, avec la traduction. « Et toi, que tu le veuilles ou non, il te faut supporter d’être mesure. » Protagoras, dans Platon, Théétète Ouverture ÉLOGE DU GREC « Toi, tu t’occupes des Grecs pour ne pas t’occuper des Juifs. » Jean- François Lyotard « Lorsque Achille a pleuré la mort de son bien- aimé Patrocle et que Clytemnestre a commis son forfait, que faire des aoristes grecs qui nous restent sur les bras ? » Edward Sapir, « Le grammairien et sa langue » C’est du grec… C’est de l’hébreu… C’est du chinois… Bref, on n’y comprend rien. Chaque langue en incrimine une ou plusieurs autres comme radicalement étrangères. En arabe, on dit que c’est du persan ou du hindi. En hindi, c’est du tamoul. En hébreu, c’est du chinois. En chinois, c’est une écriture du ciel1. 1. http://knowmore.washingtonpost.com/2015/03/25/the- equivalent- of- its- all- greek- to- me- in- 30- other- languages/. 11 Et, en Grèce ancienne, ceux qui ne parlent pas grec sont des barbares, bla bla bla, on ne les com‑ prend pas, peut- être ne parlent- ils pas vraiment – ce ne sont pas des hommes « comme nous ». Pourtant, c’est du logos grec, mot ô combien propre à signaler la prétention à l’universel – lui que les Latins traduisent par ratio et oratio, deux mots pour un : « raison » et « discours » –, que je propose de partir pour compliquer l’universel. C’est très exactement, et dans tous les sens du terme, mon « point de départ ». À tenir, à quitter. Pour écrire un éloge de la traduction comme je l’entends, je dois d’abord faire l’éloge du grec. De fait, voici qu’il s’agit, au moins aussi, d’une défense des humanités. Un hommage à ce que j’ai appris en grec et du grec, que l’on peut sans doute apprendre du chinois, de l’arabe ou de l’hébreu, mais que je trouverais infiniment dommage, et tout simplement triste, de n’avoir pas le moyen, ici (« chez nous » ?), désormais, d’apprendre du grec. Pour tous, d’une manière ou d’une autre, mais de manière pleine. Je ne défends aucune culture nationale ou occi‑ dentale, et pas non plus une culture, la mienne, plu‑ tôt qu’une autre. Je dis ce qui, entre autres mais à nul autre pareil, m’a ouvert l’esprit et aiguisé la langue. Et que je demande à partager. À pouvoir partager mieux et non pas moins. Les « humanités » ont toujours été, comme par définition, menacées. Menacées en tant qu’inutiles, ÉLOGE DE LA TRADUCTION 12 élitistes, bourdieusement distinguées. Si bien qu’à droite comme à gauche on a l’air de s’en méfier, et que l’on préconise d’aller avec la culture démocra‑ tique de notre temps – démocratique, c’est- à- dire globale : le global, comme avatar contemporain de l’universel – en pire. Précisément : je veux, j’exige, moi aussi, d’aller avec la culture démocratique de notre temps. Avec la culture, avec la démocra‑ tie, avec mon temps, et pour longtemps, mais je n’adopte pas la définition précédente de la démo‑ cratie ni ses attendus. Alors, le grec, les humanités ? Je crois que les humanités sont aujourd’hui passées de la réaction à la résistance, et qu’elles deviennent ou redeviennent efficaces non pas comme un entre- soi, mais comme un pour- le- monde, comme une arme. J’aimerais simplement dire pourquoi et comment je veux ce que je veux. Pourquoi et comment cet éloge du grec ouvre un éloge de la traduction. Commençons par l’utilité de l’inutile : c’est sûr, voilà qui est fondamental pour la recherche ; on le nomme aujourd’hui « sérendipité », du nom des princes voyageurs1 qui trouvèrent chemin faisant 1. Louis de Mailly, Les Aventures des trois princes de Seren- dip suivi de Voyage en Sérendipité, dossier critique par D. Goy- Blanquet, M.- A. Paveau et A. Volpilhac, Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse, 2011. Voir Nuccio Ordine, L’Utilité de l’inutile. Mani- feste, suivi d’un essai d’Abraham Flexner, Paris, Les Belles Lettres, 2014. ÉLOGE DU GREC 13 ce qu’ils ne cherchaient pas, comme Christophe Colomb l’Amérique ou Fleming la pénicilline. C’est pour favoriser ce genre d’imprévisibles trouvailles qu’un Abraham Flexner a voulu fonder l’Institute for Advanced Study de Princeton, que tout le monde veut imiter. Vive cette surprise, ce kairos, moment opportun, occasion, trouée dans l’espace et le temps, qui fait tukhê, fortune, chance, au point de croise‑ ment de lignes de causalité sans rapport les unes avec les autres, et qui produit un événement « comme si » on l’avait cherché, comme si l’on n’avait même cher‑ ché que cela, avec ce bout de corniche qui tombe, non par un hasard automate sans conséquence, mais par fortune, avec une apparence de finalité, juste sur la tête de mon ennemi. Je pense, vous l’entendez, aiguillée par du grec et du latin, je récite mon Aris‑ tote. N’importe après tout, sans doute pourrais- je penser Serendip et Walpole… Or, l’utilité de l’inutile va directement contre l’évaluation telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée, à tous les niveaux « sérieux » qui servent à classer et à financer. On classe pour évacuer le plus objective‑ ment, le plus « démocratiquement » possible. Mais cette évaluation- là (et où en pratique- t‑on encore une autre ?), qui fait grosso modo de la qualité une propriété émergente de la quantité, ne prend évi‑ demment pas en compte l’inattendu, le bas de la courbe de Gauss, l’invention. On diagnostique du ÉLOGE DE LA TRADUCTION 14 coup jusque dans les entreprises le désarroi du sec‑ teur R&D, recherche et développement, isn’t it1 ! Permettez- moi à présent de situer les choses là où l’État les place exactement, avec les enjeux de la réforme des collèges, enjeux avec lesquels je suis d’accord, avec lesquels tous les hommes de bonne volonté ne peuvent être que d’accord (tous ? Alors attention ! Voyez les enjeux de l’Unesco, la manière dont ils se disent, et comme le consensus se fait au risque de la langue de bois). L’enjeu majeur est la trans- et l’interdisciplina‑ rité : cela va de soi, enfin. Assez des escaliers de la Sorbonne que l’on ne franchira pas, assez de ceux qui traduisent Parménide ou Platon sans connaître Homère, et vive les bien nommés classics naturel‑ lement pluridisciplinaires du monde anglo- saxon. Il ne m’appartient pas de savoir si, oui ou non, la réforme voulue aura dans les années qui viennent les moyens qu’il lui faut pour inventer les heures inter‑ disciplinaires, et les compléter avec des heures spé‑ ciales où l’on apprendrait vraiment – un peu, trop peu ? – le grec, par exemple2. C’est positivement que 1. Voir Derrière les grilles. Sortons du tout- évaluation, dir. Bar‑ bara Cassin, Paris, Mille et une nuits, 2014. 2. Les derniers chiffres communiqués par le ministère concer‑ nant le latin sont encourageants : en 2015‑2016, 20 % des élèves (soit 156 000) commençaient en cinquième l’option latin, 70 % (soit 550 000) suivront cette rentrée un enseignement pratique interdis‑ ciplinaire « Langues et cultures de l’Antiquité », et 403 000 élèves, soit le même nombre que celui des latinistes de l’année précédente, ÉLOGE DU GREC 15 je veux argumenter. La culture, cela existe, c’est très important, et c’est cela même qui ne doit pas être réservé à une élite, ou traité en chasse gardée. La culture, celle du paysage comme celle de l’âme, n’est pas l’apanage d’une civilisation ni d’une nation. Il y a des cultures. Il faut enseigner celles, très mêlées et complexes, qui nous ont patermaternés, et celles qui en diffèrent. L’une des manières les moins « natio‑ nalistes » de le faire est d’enseigner les langues. La manière la moins bête d’enseigner les langues est, non seulement de les parler et de s’y immerger, mais d’apprendre à lire les textes en langues, qui les sin‑ gularisent et les illustrent (avec leurs traductions qui uploads/Litterature/ cassin-barbara-eloge-de-la-traduction.pdf
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- Publié le Jul 31, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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