Françoise Le Borgne Clermont Université, Université Blaise Pascal, CELIS, EA 10
Françoise Le Borgne Clermont Université, Université Blaise Pascal, CELIS, EA 1002 1 Patrick Modiano et Rétif de La Bretonne : Le palimpseste des Nuits Pour Pierre Testud Le 19 janvier 2013, à l’issue d’une réunion de bureau, nous reprenions le métro, Pierre Testud, Claude Jaëcklé-Plunian et moi-même. La conversation porta sur L’Herbe des nuits, le dernier roman de Patrick Modiano, que Pierre et Claude avaient lu. « Et cette fois, a fait remarquer Pierre, le nom de Rétif est cité. » Cette réflexion m’a étonnée. Elle m’a conduit à lire autrement l’œuvre de Patrick Modiano, en m’interrogeant sur la nature d’une analogie si évidente pour l’éminent rétivien qu’est Pierre. Quelle filiation profonde avait-il immédiatement perçue entre ces deux œuvres singulières ? A partir d’une étude de L’Herbe des nuits, je dégagerai quelques hypothèses, que j’adresse ici à Pierre Testud, en gage d’amitié et de ma profonde admiration. L’Herbe des nuits est un roman à la première personne. Le narrateur mélancolique et vieillissant, guidé par « un carnet noir rempli de notes »1, se remémore au gré de déambulations dans la capitale sa liaison lointaine avec une mystérieuse jeune femme – « Dannie » – dans le Paris de 1966. Deux événements ultérieurs à cette période sont parfois évoqués : un interrogatoire que le narrateur-personnage a subi quai de Gesvres quelques temps après la disparition de son amie et, vingt ans plus tard, une nouvelle rencontre avec l’inspecteur de police Langlais, se concluant par le legs d’un « dossier jaune » relatif au réseau que Dannie et le narrateur fréquentaient alors à l’Unic hôtel, rue du Montparnasse. Aux énigmatiques silhouettes évoquées par le roman se mêlent les personnages historiques et les écrivains auxquels s’intéressait le narrateur dans sa jeunesse, parmi lesquels Rétif de La Bretonne. Le narrateur se souvient ainsi que, revenant un soir de la gare de Lyon avec Dannie, il pensait à l’auteur des Nuits de Paris en traversant les rues étroites débouchant sur le quai de la Tournelle, et précise : De nombreuses pages de mon carnet noir étaient couvertes de notes le concernant. […] J’étais léger, insouciant, heureux de marcher cette nuit-là avec elle sur le quai et de me répéter à moi- même le nom aux consonances douces et mystérieuses de Restif de La Bretonne.2 Le nom de Rétif avait déjà été mentionné dans le compte rendu d’une conversation nocturne entre le narrateur et l’énigmatique Aghamouri, un ami de Dannie d’origine marocaine qui tâchait de le mettre en garde contre le réseau de l’Unic Hôtel. Le narrateur avait alors fait valoir ses préoccupations essentiellement littéraires : J’ai haussé les épaules. « Vous savez, lui ai-je dit, je ne fréquente personne. La plupart des gens me sont indifférents. Sauf Restif de La Bretonne, Tristan Corbière, Jeanne Duval, et quelques autres. - Alors vous avez bien de la chance. »3 Quelques figures de la bohème littéraire parisienne – Nicolas Rétif de La Bretonne, Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Charles Cros, Tristan Corbière... – hantent ainsi les pages de L’Herbe des nuits. Patrick Modiano ne se contente pas de saluer des figures pittoresques sur les traces desquels son narrateur déambule : il leur rend hommage par 1 Patrick Modiano, L’Herbe des nuits, Paris, Gallimard, nrf, 2012, p. 11. 2 Ibid., p. 158. 3 Ibid., p. 101. Françoise Le Borgne Clermont Université, Université Blaise Pascal, CELIS, EA 1002 2 l’écriture même du roman qu’il compose en résonance profonde avec l’esthétique de ces prédécesseurs. Le « carnet noir » ou l’alambic littéraire Le « carnet noir rempli de notes » qui constituait le journal du narrateur à l’époque de sa rencontre avec Dannie fait évidemment écho à la pratique rétivienne du journal intime, recouvrant la même irrépressible graphomanie. Lieux de rendez-vous et numéros de téléphone y voisinent avec des noms, des listes, des choses vues ou entendues, des notes de travail... Il faisait déjà nuit. Je l’attendais en marchant le long du terrain vague qui précédait le bâtiment neuf de l’université. Ce soir-là, j’avais emporté mon carnet noir et, pour passer le temps, je notais les inscriptions qui figuraient encore sur quelques maisons et entrepôts qu’on allait détruire, en bordure du terrain vague. Je lis : Sommet fères – Cuirs et peaux Bumet (B.) et fils – Commissionnaire cuirs, peaux Tanneries de Beaugency Maison A. Martin – Cuirs verts Salage de la Hale aux Cuirs de Paris4 Ce désir de recueillir les vestiges d’un monde qui sombre – celui du quartier Censier, où la nouvelle université est à peine achevée – renvoie chez le narrateur de L’Herbe des nuits à cette conscience particulière du temps qui fonde, comme l’a bien montré Pierre Testud, la pulsion scripturaire de Rétif. Celui-ci en effet s’attribue comme mission fondamentale de « sauver les autres et soi-même de l’éphémère, et [de] leur accorder une réalité durable grâce au pouvoir de la nomination »5 : Le fil ininterrompu qui relie les cahiers de jeunesse au Journal des dernières années témoigne de la continuité d’un instinct de conservation : conservation des événements importants et futiles, conservation aussi d’une intégrité de l’être, soustrait par là à toutes les mutilations de l’oubli.6 Pierre Testud le premier a insisté sur la valeur conjuratoire de la nomination et de la datation qui constituent le rapport le plus spontané de Rétif à l’écriture : par l’entremise de ce protocole, l’écrivain entend remédier à l’inéluctable dissolution d’une identité qu’il perçoit comme précaire et discontinue. Le mythe d’Epiménide, qu’il évoque au début des Nuits de Paris et adapte à deux reprises à la scène7 permet de thématiser cette discontinuité : l’être humain, évoluant sans cesse, devient insidieusement autre. Seule la mémoire, entretenue par un dispositif adéquat, permet de préserver une certaine cohérence du sujet, comme l’explique le double que le « Spectateur nocturne » surprend gravant le parapet de l’île Saint-Louis d’inscriptions commémoratives : Le tour de cette île est devenu délicieux pour moi ! Tous les jours y sont inscrits sur la pierre : un mot, une lettre exprime la situation de mon âme : voilà 3 ans que cela dure : lorsque je me promène seul, mes yeux tombent sur ces marques, qui retracent mes craintes, mes joies, la 4 Ibid., p. 82. 5 Pierre Testud, Rétif de La Bretonne et la création littéraire, Genève-Paris, Droz, 1977, p. 456-457. 6 Ibid, p. 590. 7 Après avoir prêté au légendaire Crétois, supposé s’être réveillé après un sommeil de quarante ans, ses propres élucubrations dans les Nuits de Paris, Rétif de La Bretonne lui consacre, en 1788, une première comédie, Epiménide ou le Réveil de l’ancien Epiménide grec qu’il insère d’abord dans Ingénue Saxancour avant de l’intégrer à son Théâtre. Publié en 1793, celui-ci comporte une deuxième pièce sur le même sujet, composée en 1788 et 1789 et intitulée Le Nouvel Epiménide ou la Sage journée, dont l’action se situe le 8 octobre 1788. Voir Pierre Testud, Rétif de La Bretonne et la création littéraire, Genève-Paris, Droz, 1977, pp. 672-673 et note 85 p. 668. Françoise Le Borgne Clermont Université, Université Blaise Pascal, CELIS, EA 1002 3 rencontre de mes amis ; et comme tous les jours y sont, que le mot où l’événement de la journée s’y trouve, je suis délicieusement affecté, même par le ressouvenir d’une peine ! Je vis quatre fois, dans un seul instant, au moment actuel, et les 3 années précédentes : il y a 3 ans, à pareil instant, à pareil jour, j’étais ainsi ! 2 ans, ainsi ! l’an passé, ainsi !... Et aujourd’hui, ai-je gagné, ai-je perdu en bonheur ?... J’exprime ma situation par le mot propre : je compare le tableau : et cette comparaison me fait vivre dans le temps passé, comme dans le moment présent ! elle empêche, renouvelée, la perte des années écoulées, et qu’au bout d’un temps, je ne me sois étranger à moi- même.8 Encore, constate le « Spectateur nocturne » après avoir lui-même adopté cette pratique, sommes-nous, dans cette commémoration « moins nous-mêmes, que notre meilleur ami »9. La graphomanie du narrateur de L’Herbe des nuits a sans conteste à voir avec cette remise en cause de la cohésion du sujet. Lui-même, en effet, formule rétrospectivement l’hypothèse que son carnet noir l’aidait dans sa jeunesse à conjurer le risque de dissolution dont il se sentait en permanence menacé : Si l’on m’avait demandé pourquoi, je ne crois pas que j’aurais pu répondre d’une manière précise. Mais aujourd’hui je comprends mieux : j’avais besoin de points de repère, de noms de stations de métro, de numéros d’immeubles, de pedigrees de chiens, comme si je craignais que d’un instant à l’autre les gens et les choses ne se dérobent ou disparaissent et qu’il fallait au moins garder une preuve de leur existence.10 Ce vertige n’a pas disparu avec le temps puisqu’au moment de la rédaction du roman encore, le « carnet noir » reste la seule preuve que les faits relatés n’ont pas été qu’un rêve alors qu’en sont morts quasiment tous les témoins et que l’existence même du narrateur – « uploads/Litterature/ francoise-le-borgne-patrick-modiano-et-retif-de-la-bretonne-le-palimpseste-des-nuits.pdf
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- Publié le Mar 30, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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