Hommes et Migrations La catégorie juridique «nomade» dans la loi de 1912 Christ

Hommes et Migrations La catégorie juridique «nomade» dans la loi de 1912 Christophe Delclitte Résumé Pour satisfaire l'opinion, le législateur français élabore en 1912 une loi destinée à surveiller et réprimer le «vagabondage en roulotte». Ceux qui sont visés par la loi sont spécifiquement les «romanichels», c'est-à-dire une population qui est censée se distinguer des autres ambulants, les «forains», par des «traits de race». Comment la République, qui n'est censée connaître que des individus, a-t-elle pu construire légalement une catégorie ethnique qui ne dit pas son nom : le «nomade» ? Comment cette population sera, au nom de la loi, l'objet de sollicitudes policières particulières parce que porteuse d'une altérité que l'on suppose collectivement criminelle ? Quand les principes de la République sont contournés par ceux-là mêmes qui établissent la loi... Citer ce document / Cite this document : Delclitte Christophe. La catégorie juridique «nomade» dans la loi de 1912. In: Hommes et Migrations, n°1188-1189, Juin-juillet 1995. Tsiganes et voyageurs. Entre précarité et ostracisme. pp. 23-30; doi : https://doi.org/10.3406/homig.1995.2485 https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1995_num_1188_1_2485 Fichier pdf généré le 27/02/2019 LA CATEGORIE JURIDIQUE "NOMADE" satisfaire DANS LA LOI DE 1912 l'opinion , le législateur français élabore en 1912 une loi destinée à par Christophe surveiller et réprimer le "vagabondage en roulotte". Ceux qui delclitte sont visés par la loi sont spécifiquement les "romanichels ", n c'est-à-dire une population qui est censée se distinguer des politique" 6n science autres ambulants , les "forains", par des "traits de race", université de Paris vin. Comment la République, qui n'est censée connaître que des individus , a-t-elle pu construire légalement une catégorie ethnique qui ne dit pas son nom : le "nomade" ? Comment cette population sera, au nom de la loi, l'objet de sollicitudes policières particulières parce que porteuse d'une altérité que l'on suppose collectivement criminelle ? Quand les principes de la République sont contournés par ceux-là mêmes qui établissent la loi... La loi du 16 juillet 1912 sur l'exercice des pro¬ fessions ambulantes et la réglementation de la circulation des nomades est un élément essentiel de compréhension de la continuité des traitements législatifs, administratifs et policiers des Tsiganes en France au cours de ce siècle. En vigueur jusqu'en 1969, elle a régi la vie des nomades et les a relégués dans une position de citoyens de seconde zone tenus de faire viser, à chacun de leurs déplacements, des papiers spécifiques portant leur signalement anthro¬ pométrique. Abrogée en 1969, elle fut remplacée par une loi, toujours en vigueur, qui ne constitue qu'un assouplissement des dispositions antérieures1. La législation élaborée au début du siècle fut aussi le cadre juridique de l'internement des Tsiganes en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Le décret-loi du 6 avril 1940 interdit " la circulation des nomades sur la totalité du territoire métropolitain", au titre que leurs incessants déplacements peuvent constituer pour la défense nationale un danger très sérieux2. Sont assignés à résidence, puis internés les " individus errants, généralement sans domicile, ni patrie, ni profession effective (...) qu'il ne faut pas confondre avec les forains...", en d'autres termes les nomades, c'est-à-dire, édicté le décret-loi, " toutes les personnes réputées telles dans les conditions prévues par l'article 3 de la loi de 1912". Ainsi, les catégories sans cesse mobilisées de la fin de la Troisième République à la veille de la Qua¬ trième sont celles de la loi de 1912. Au-delà des élé¬ ments de conjoncture, l'historicité de catégorisations et de pratiques, la préexistence d'un système d'ordre, expliquent que le relais s'opère sans solu¬ tion de continuité entre la république finissante et le régime de Vichy, et que le sort inique fait aux Tsi¬ ganes perdure un temps après la Libération, dans l'indifférence générale3. Une loi visant spécifiquement les "nomades bohémiens ou romanichels" Trois catégories sont instituées par la loi de 1912, les ambulants qui disposent d'un domicile fixe, les forains et nomades qui en sont privés. "Nomade" est une catégorie juridique construite, et aux individus éléments de cette catégorie est assigné un statut par¬ ticulier. C'est à la charnière du xixe et du xxe siècle que s'opère un travail de définition, de constitution 1 Loi du 3 janvier 1969 relative à l'exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France, sans domicile ni résidence fixe. Aujourd'hui encore, les Tsiganes sont titulaires de pièces spécifiques, carnets ou livrets de circulation, qu'ils doivent, tels des titres de police, faire viser périodiquement. 2 Rapport précédant le décret-loi, J. 0., 9 avril 1940, p. 2600. 3 Sur l'internement, voir l'ouvrage pionnier de Jacques Sigot, Un camp pour les Tsiganes... et les autres. Montreuil Bellay 1940-1945, Bordeaux, Wallâda, 1983, et l'ouvrage de Denis Peschanski, Les Tsiganes en France 1939-1946, contrôle et exclusion, Paris, éditions du CNRS, 1994. Voir aussi l'article de Marie-Christine Hubert dans ce même dossier (p. 31). No 1188-1189 / JUIN-JUILLET 1995 23 MH| ■ NMK. ■HP I T • «nMihtnidi » ,J!BSI!SÎJS!S: ■nrmwntr» 1 3 ja-O VJgtKWTtF: .... .............. 'T *J. ... m Tr Une campagne de presse sécuritaire Félix Challier, La nouvelle loi sur la circulation des nomades. Loi du 16 juillet 1912, Paris, Librairie de jurisprudence ancienne et moderne, 1913, 459 p. 5 François de Vaux de Foletier, "Un recensement des Tsiganes en Bavière", Etudes tsiganes, août 1978, pp. 8-14. 6 Cette notion est développée par Henriette Asséo, "Contrepoint : la question tsigane dans les camps allemands", in Annales ESC, "Présence du passé, lenteur de l'histoire. Vichy, l'occupation, les Juifs", mai-juin 1993, pp. 567-582. 7 Le Petit Parisien, 5 mars 1895. progressive, à plusieurs niveaux interdépendants, de ces catégories, dans la presse, les arrêtés et récrimi¬ nations des pouvoirs locaux puis à la Chambre. La désignation ethnique est omniprésente dans les débats dont ils sont la cible et l'enjeu. Pour les contemporains comme dans les débats à la Chambre, les bohémiens sont directement ce sur quoi il s'agit de légiférer et ce sur quoi porte la loi. Ainsi, Félix Challier s 'intéressant, un an après son adoption, à la loi de 1912, commence son ouvrage par l'arrivée des Bohémiens aux portes de Paris en l'année 1427 et livre à son lecteur un long historique de la présence bohémienne, contre laquelle était nécessaire " une intervention législative pour la répression du vaga¬ bondage en roulotte4". Il n'est pas question de procéder à l'identification et à la mise en fiche d'une ethnie, comme c'est le cas en Bavière où, d'un recensement de cinq mille Tsiganes effectué en 1905 on déduit, au moyen de la généalogie, une " plaie tsigane " de trente mille per¬ sonnes5. Il n'est pas question en France de légiférer sur les "romanichels", indépendamment de l'itiné- rance que l'on entend réglementer. Cependant, la prise en compte dans les débats de " signes de race", le recours à l'anthropométrie pour établir un fichier nécessaire au contrôle de ces " vagabonds ethniques " et l'objectif d'élaborer un texte qui vise spécifique¬ ment ules nomades bohémiens ou romanichels ", interdisent toute lecture formaliste de la loi de 1912. La fin du xixe siècle, dans un contexte de recul général de l'itinérance, a été le temps de migrations de grandes "bandes" venues d'Europe centrale et orientale. A ceux venus de l'Est s'ajoutent les Sinti du Piémont, et certains de ces " individus errants généralement sans patrie ", comme les désignait Georges Clémenceau, sont des Tsiganes alsaciens et lorrains, dont la présence sur le sol français était plu- riséculaire, venus de ces territoires annexés à l'Alle¬ magne après avoir fait le choix de la France et s'être fait délivrer des certificats d'option. Les nouveaux arrivants, à l'altérité parfois marquée - que l'on pense par exemple aux montreurs d'ours venus des Balkans -, réactivent la curiosité et la méfiance des sédentaires et renforce la "visibilité" des Tsiganes6. Si l'itinérance décroît, les routes n'en sont pas pour autant désertées, les Tsiganes ne sont pas seuls à parcourir les chemins de France, leur mode de vie et leurs activités ne leur sont pas exclusifs. S'ils ont en commun avec les autres itinérants la vie de la route et souvent les mêmes métiers, les activités ne définissent pas seules les groupes ; ainsi, la famille de Demestre Yanck fabrique des paniers et les vend mais n'est pas pour autant perçue comme une famille de vanniers ambulants. Bien visibles dans les campagnes et les faubourgs, ces " romanichels et autres nomades d'origine exotique que l'on ren¬ contre quelquefois sur les grandes routes, cheminant par petites tribus d'un village à l'autre 7" sont invi¬ sibles dans les recensements, absents dans les statis¬ tiques et échappent à tout contrôle social. L'armée du vagabondage dangereux A des fins de contrôle et de surveillance, un recen¬ sement est décidé pour identifier et dénombrer les nomades, bohémiens et vagabonds en 1895, et une attention toute particulière est demandée aux maires, gendarmes et gardes champêtres qui doivent se ren¬ seigner sur un mystérieux chef des bandes nomades qui parcourent la France et sur les missions qu'il leur confie. Sur la base de ce recensement, en 1897, une commission extraparlementaire est chargée de " rechercher uploads/Litterature/ loi-pour-les-nomades.pdf

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