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> Retour au sommaire ❚ 56 ❚ Journées epfcl 2017 Mensuel 122 Geneviève Faleni « L ’auberge du lointain * » La notion de traduction se trouve chez Freud dès ses premières théo- risations. Il l’utilise pour rendre compte de deux processus d’orientation inverse. L’un concerne la présentation des contenus inconscients dans le conscient, sous diverses formes (rêves, lapsus, actes manqués, symptômes) : Freud parle ici de « traduction » ou de « transcription ». L’autre processus part de ces manifestations pour retrouver les pensées inconscientes : c’est, classiquement, l’interprétation, sur le modèle de l’interprétation des rêves. Freud en donne une métaphore linguistique : « Les pensées du rêve et le contenu du rêve nous apparaissent comme deux exposés des mêmes faits en deux langues différentes ; ou mieux, le contenu du rêve nous apparaît comme une transcription des pensées du rêve, dans un autre mode d’ex­ pres­ sion dont nous ne pourrons connaître les signes et les règles que quand nous aurons comparé la traduction et l’original. Nous comprenons les pen­ sées du rêve d’une manière immédiate dès qu’elles nous apparaissent. Le contenu du rêve nous est donné sous forme d’hiéroglyphes, dont les signes doivent être successivement traduits dans la langue des pensées du rêve 1. » En 1977, à la fin de son enseignement, Lacan invoque de façon origi- nale la traduction pour éclairer l’idée d’un métalangage qu’il n’a cessé d’in- terroger : « Qu’est-ce que ça veut dire la métalangue si ce n’est pas la tra- duction ? On ne peut parler d’une langue que dans une autre langue 2. » Cela n’est pas sans s’accorder avec la position de Freud quand il précise son mode d’interprétation de la langue des rêves en se référant à la démarche de Champollion face à la pierre de Rosette. Mais la remarque de Lacan n’a- t-elle pas aussi son intérêt dans le champ de la linguistique ? Peut-elle indiquer quelque chose à ceux – dont certains sont nommés « inter- prètes » – dont le travail est de tra-ducere, conduire à travers, faire passer d’une langue à l’autre – l’image des deux rives est souvent appelée ici ? Quelques lectures m’ont incitée à croiser cette question avec le thème de notre prochaine jour­ née nationale. > Retour au sommaire ❚ 57 ❚ Journées epfcl 2017 Mensuel 122 La tâche de traduire des œuvres pose de nombreuses questions théo­ riques que je suis loin de pouvoir exposer ici. Je retiens néanmoins la façon dont Antoine Berman 3, au milieu des années 1980, situe l’enjeu porté par les dimensions du sens et de la lettre. Il critique l’approche inscrite dans la tradition (il la fait remonter à saint Jérôme et la romanité chrétienne) qui fait de la traduction une restitution embellissante du sens. Il s’agit selon lui d’une démarche ethnocentrique qui affirme toujours la primauté d’une langue. Dans la suite de la pensée platonicienne qui dissocie le « sensible » et l’« intelligible », le sens est considéré comme un être en soi, une pure idéalité que capte et annexe la langue traduisante. Pour cela, il faut qu’il soit dépouillé de tout ce qui ne se laisse pas transférer dans celle-ci ; toute trace de la langue d’origine doit disparaître et la traduction se faire oublier pour offrir un texte qui semble un « fruit » de la langue propre. À cette fin, la traduction recourt à des procédés littéraires qui mènent, selon Antoine Berman, à une forme hypertextuelle s’approchant des « belles infidèles » du classicisme français. Il donne pour exemple la « traduction » par Voltaire des célèbres vers de Hamlet « To be or not to be, that is the question » : « Demeure, il faut choisir et passer à l’instant De la vie à la mort et de l’être au néant 4. » Dans le sillage d’une mise en question sensible à partir du xixe siècle, A. Berman dénonce la violence conquérante d’une telle pratique de la tra- duction et souligne qu’un fait vient y objecter : « l’adhérence obstinée du sens à sa lettre 5 ». D’une certaine façon, sens et lettre s’avèrent à la fois dissociables et indissociables et la traduction s’impose alors comme une trahison (traduttore, traditore) et une impossibilité. Face à cette aporie, en contrepoint des aspects ethnocentriques et hypertextuels toujours présents dans la traduction, une autre démarche peut être privilégiée, celle que Berman dit « éthique et poétique » et dont la lettre est « l’espace de jeu 6 ». Cette approche littérale, qui n’est pas celle du mot à mot, consiste à recon- naître l’autre et à accueillir cette altérité dans la langue traduisante, à faire place, dans le jeu des signifiants, à la gangue sensible, au corps verbal et à sa part d’intraduisible. L’intraduisible a été mis à l’honneur et au pluriel dans un dictionnaire dirigé par Barbara Cassin 7. Elle désigne ainsi, non pas ce qu’on ne traduit pas, mais « ce qu’on ne cesse pas de traduire », ou plutôt « ce qu’on ne cesse pas de ne pas traduire », car toujours quelque chose échappe dans la traduction et en appelle une nouvelle. Les intraduisibles se présentent notam­ ment dans l’homonymie et sont « des symptômes, sémantiques et/ou syntaxiques, de la différence des langues 8 », ils sont « les empreintes digitales des langues 9 ». Ce n’est qu’à considérer cette différence et cette > Retour au sommaire ❚ 58 ❚ Journées epfcl 2017 Mensuel 122 diversité qu’on peut savoir qu’on parle une langue, que c’est une langue entre autres que l’on parle et que cette langue porte une conception du monde. Fondant sa réflexion sur sa culture helléniste, B. Cassin entend com­ pliquer l’universel instauré par le logos 10 et montre notamment comment le logos désigne le barbare. L’universel a un avatar contemporain, le global, et une langue, le globish, dont les effets d’uniformisation et d’exclusion sont manifestes. Face aux représentations qui en découlent, B. Cassin propose un contre-imaginaire, dont la traduction pourrait être le modèle, celui du « Entre », à entendre bien sûr à la fois comme une invitation hospitalière et comme un lieu où se tenir, entre-deux – et je ne doute pas que c’est en pensant à cette homonymie que les membres de la Commission d’option épistémique ont organisé, pour la veille (ou la veillée ?) des Journées natio- nales epfcl de novembre 2017, une soirée intitulée « Entre... et lis ! ». « Récit d’une vie entre deux langues » est justement le sous-titre du livre de Luba Jurgenson paru en 2014, avec pour titre Au lieu du péril 11. De son expérience du bilinguisme elle rapporte l’aller-retour incessant qui, toujours, vise « le trottoir d’en face » et laisse un reste. Elle traque ce que le bilinguisme fait au corps. Elle relate l’émergence physique des sonorités, le cheminement des mots dans le corps, la surface du langage jalonnée d’as- pérités et de crevasses qui conduisent en permanence le bilingue aux inter­ stices. Au cours d’une randonnée en montagne elle s’est écartée du sentier et se trouve en difficulté dans des éboulis. « Dans ce vacillement, un autre sol se cherche : celui des sons, des syllabes 12. » Elle se met à nommer alter- nativement en russe et en français ce qui l’entoure : « […] si je ne suis pas tombée c’est bien parce qu’il y a eu, entre les deux langues, dans leur va-et- vient, une petite immortalité à laquelle s’accrocher 13. » Quand elle est chargée d’une traduction, elle se fait, nous dit-elle, « simple auxiliaire du texte : envahie […]. Si à ce moment-là on [la] soumettait à un examen aux rayons X, on verrait les mots bouger et se métamorphoser. […] un tel dont les pattes de devant et le museau sont déjà en français, traîne encore sa queue en russe 14. » Pas de recherche d’équivalence, c’est dans l’acte d’anéan­ tir l’intraduisible que se loge la barbarie. Face à une œuvre, le traducteur a la responsabilité des choix qu’il opère, ce n’est pas nouveau. Les auteurs auxquels je viens de me référer mettent en lumière la portée de ces choix. Revenons aux rapports entre sens et lettre : « […] la traduction a la vertu de mettre à plat et à nu les décisions encloses dans la lettre et qui passent à l’as parce qu’elles ont l’air d’aller de soi. La traduction est vraiment la pointe ultime de la “fixion”, fiction-fixation du sens 15 » avance B. Cassin. Elle souligne la part politique > Retour au sommaire ❚ 59 ❚ Journées epfcl 2017 Mensuel 122 qui peut s’y insérer. Pour A. Berman, la traduction littérale, dans ses aspects éthique et poétique, a également une visée philosophique car elle touche au rapport à la vérité, la vérité de la traduction qui n’est pas adéquation à l’original. Alors, le traducteur interprète ? Sans doute, mais pas au sens que la traduction simultanée, centrée sur la communication immédiate, réserve à ce terme – B. Cassin le range uploads/Litterature/ genevieve-faleni-l-x27-auberge-du-lointain.pdf

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