Georg Lukács Le réalisme critique dans la littérature russe du XIXe siècle Pouc
Georg Lukács Le réalisme critique dans la littérature russe du XIXe siècle Pouchkine, Gogol, les démocrates révolutionnaires, Dostoïevski, Tolstoï. Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 GEORG LUKÁCS. LE RÉALISME CRITIQUE DANS LA LITTÉRATURE RUSSE DU XIX E. 3 Ces textes sont la traduction d’essais de Georg Lukács extraits du cinquième tome de ses œuvres complètes : « Probleme des Realismus II : Der russische Realismus in der Weltliteratur. » [Problèmes du réalisme II, le réalisme russe dans la littérature mondiale.] Hermann Luchterhand Verlag GmbH, Neuwied und Berlin, 1964. Pouchkine : pages 23 à 68. Gogol : pages 69 à 94 Les démocrates révolutionnaires pages 95 à 160 Dostoïevski : pages 161 à 176 Tolstoï pages 177 à 284. Ces essais constituent la première partie de ce volume, consacrée au réalisme critique, la seconde partie traitant quant à elle du réalisme socialiste. Ils étaient jusqu’à présent inédits en français. L’édition allemande est pratiquement dépourvue de toute note de bas de page et de références. Les notes de bas de page sont donc toutes du traducteur, à l’exception d’une seule notée : [Note G.L.]. Elles donnent autant que possible les références des citations dans les éditions françaises existantes. Nous avons par ailleurs ajouté différentes indications destinées à faciliter la compréhension du texte, relatives notamment aux noms propres cités. 4 GEORG LUKÁCS. LE RÉALISME CRITIQUE DANS LA LITTÉRATURE RUSSE DU XIX E. 5 Pouchkine La place de Pouchkine dans la littérature mondiale. Même hors de Russie, Pouchkine est un écrivain très influent, bien connu depuis longtemps, populaire depuis longtemps. Et pourtant : pouvons nous dire que nous le connaissons ? Je ne pense pas ici, en premier lieu, à une connaissance de l’ensemble de son œuvre, car jusqu’à présent, nombre de ses œuvres les plus importantes n’ont pas encore été traduites, mais à ce que nous savons vraiment de qui était Pouchkine, et de ce qu’il représente dans l’évolution de la littérature mondiale. Le fait que de nombreux lecteurs et écrivains se délectent de la perfection de ses vers, qu’ils se plongent rêveusement dans les impressions d’Eugène Onéguine, ne constitue en aucune façon un pas dans cette direction. Bien au contraire, du fait que l’image de Pouchkine a été très intimement liée à la conception radicalement fausse et mystique qui régnait en dehors de la Russie sur l’évolution de la société russe et avec elle celle de la littérature, les représentations nées de la sorte ont pu être plutôt, à maints égards, un obstacle à la prise en compte et à la compréhension de l’importance centrale de Pouchkine dans la littérature mondiale. C’est à cette question que l’essai qui suit cherche à donner une réponse. I La littérature russe (et en son sein l’importance de Pouchkine) ne peut se comprendre qu’en partant du point de vue de l’année 1917. Ce n’est que de la sorte qu’on peut apprécier véritablement la tendance fondamentale, 6 la globalité de l’évolution, la place et l’importance des grandes figures. Les contemporains, les grands combattants d’avant-garde de la démocratie eux-mêmes, ne pouvaient pas apprécier dans son ensemble le rôle objectif au plan de l’histoire universelle des quelques grands écrivains, et en particulier de Pouchkine, du fait qu’ils ne pouvaient pas encore voir le terme du cheminement. En dépit de tout l’enthousiasme qu’a pu rencontrer Pouchkine, à commencer par Gogol et Bielinski 1, jusqu’à Tolstoï et Dostoïevski, chacun des susnommés a dû jusqu’à un certain point sous-estimer cette importance au plan de l’histoire universelle, parce qu’on ne pouvait pas encore, en leur temps, prévoir le rôle de la littérature russe dans son ensemble, en termes d’histoire universelle et de littérature mondiale. Seule la grande révolution d’octobre peut donner à cet examen sa juste perspective. La grande révolution d’octobre elle- même et ce qui en est résulté pour le peuple russe, pour tous les peuples du monde. La grandeur de la littérature russe, que jusque là beaucoup ne faisaient que pressentir ou soupçonner, est alors apparue en pleine lumière. On pourrait dire : aussi large et profonde qu’ait pu être jusqu’alors l’impact national et international de la littérature russe, ce n’est qu’à cette date que son rôle historique universel a commencé réellement. La grande révolution d’octobre a mis en pleine lumière le caractère normal, classique, de l’évolution russe. Que signifient ces mots ? 1 Vissarion Grigorievitch Bielinski [Виссарион Григорьевич Белинский] (1811-1848) critique littéraire russe du XIXe siècle. GEORG LUKÁCS. LE RÉALISME CRITIQUE DANS LA LITTÉRATURE RUSSE DU XIX E. 7 Jusqu’à présent, nous ne connaissons dans l’histoire de la civilisation humaine que trois évolutions de ce genre. La première est la grecque, de Homère jusqu’au déclin des cités-républiques. Winckelmann et ses partisans disent que les objectivations de la vie culturelle, et en premier lieu les objectivations artistiques, se matérialisent organiquement dans un ordre et une dialectique correspondant à leur logique interne. Mais même les penseurs progressistes bourgeois les plus éminents n’ont pas pu donner un fondement scientifique à cette constatation des faits. Seul le marxisme en effet a prouvé que la succession logique des catégories coïncide avec la nécessité historique ; évidemment avec cette différence que la logique fait abstraction des hasards qui accompagnent nécessairement l’évolution historique et la perturbent. Le caractère classique et normal de l’évolution grecque consiste seulement dans le fait que ces hasards jouent un rôle plus restreint, qu’ils perturbent moins la dialectique interne de l’évolution que dans d’autres évolutions. Engels souligne cela avec force, quand il traite du déclin de la société gentilice athénienne et de la genèse de la cité athénienne 2. C’est pour cela que Marx a pu qualifier la période de l’épopée homérique de période de l’enfance normale du genre humain ? 3 La deuxième évolution de ce genre est la française, à savoir celle du déclin du féodalisme jusqu’à la grande Révolution française. (Balzac et Stendhal sont tout 2 Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, pages 94-111, Éditions Sociales, Paris, 1962. 3 Karl Marx, Grundrisse, page 31. Fondements de la critique de l’économie politique, Anthropos, Paris 1972, Tome 1 page 42. 8 autant des épilogues, une conclusion de cette évolution, que Platon et Aristote la conclusion de l’évolution grecque.) C’est précisément de ce point de vue qu’Engels, dans une lettre à Mehring, trace un parallèle entre l’histoire allemande et l’histoire française, en montrant que toutes les questions qui ont surgi, nécessairement, dans la vie des deux peuples, ont été résolues par les français, tandis que les allemands ne sont jamais parvenus à trouver une transition organique du degré inférieur d’évolution à un degré supérieur. La troisième évolution classique est la russe. Pendant très longtemps, cette caractéristique de l’histoire russe n’a pas été visible. Avant Lénine, il n’y avait pratiquement personne qui comprenne concrètement la transformation du mouvement démocratique, du mouvement révolutionnaire de plus en plus démocratique, en révolution prolétarienne. Tandis qu’en Europe, après 1789, les mouvements démocratiques bourgeois connaissaient un processus de dégradation toujours croissant, tandis que les traditions de la grande Révolution française disparaissaient de plus en plus ou se trouvaient caricaturées, l’évolution russe a entraîné le règlement de comptes entre la démocratie révolutionnaire et le libéralisme, puis, à un niveau supérieur de l’évolution, l’élaboration classique du rôle révolutionnaire dirigeant du prolétariat, l’édification du parti ouvrier de type nouveau, la forme classique de l’alliance des ouvriers et des paysans. (Une répétition de l’année 1793 à un niveau supérieur, où le prolétariat, avec sa conscience de classe, dirigé par le parti de type nouveau, prend la place du jacobinisme plébéien.) Le pendant russe de la révolution européenne de 1848 est GEORG LUKÁCS. LE RÉALISME CRITIQUE DANS LA LITTÉRATURE RUSSE DU XIX E. 9 l’année 1905. Mais la défaite de la révolution démocratique n’est ici, en réalité, qu’une répétition générale en vue de la victoire de la révolution prolétarienne. Bien que la défaite de la révolution démocratique suscite ces tendances, le temps ne suffit plus à la bourgeoisie pour établir l’hégémonie de sa propre conception du monde, déjà devenue totalement décadente. En 1917, le peuple russe est le premier au monde à sortie de la préhistoire de l’humanité, et à commencer son histoire vraie : le socialisme. Mais avec la réalisation effective du socialisme, l’évolution russe prend dans l’histoire de l’humanité une place fondamentalement différente de celle des types classiques d’évolution qui l’ont précédée. Du point de vue de la culture, l’histoire grecque est un cas exceptionnellement heureux de dissolution de la communauté communiste primitive. Mais la courte floraison qui fut la sienne ‒ aussi grandiose qu’elle ait pu être‒ ne pouvait pas sortir de l’impasse économique que constitue inévitablement toute société esclavagiste. Et l’évolution française, avec la victoire de la révolution bourgeoise, a édifié un pays capitaliste dont la dialectique économique interne devait réduire à néant les illusions héroïques du monde qui l’avait fait naître. L’évolution russe conclut en revanche la « préhistoire » de l’humanité, elle liquide la société de classes et fait des peuples de l’Union Soviétique les guides de l’humanité sur le chemin de la libération finale, de la seule liberté véritable : sur uploads/Litterature/ georg-lukacs-realisme-critique-dans-la-litterature-russe.pdf
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- Publié le Jui 01, 2021
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