1 Sur quelques chansons obscènes de la Renaissance (fin XVe-début XVIe siècles)
1 Sur quelques chansons obscènes de la Renaissance (fin XVe-début XVIe siècles) La notion d’obscénité à la Renaissance est rendue difficile à cerner par l’évolution séman- tique du mot. Aujourd’hui presque exclusivement cantonné à la sphère sexuelle, le terme con- serve encore en français jusqu’à l’âge classique un sens très latin et désigne « ce qui blesse ouvertement la pudeur1 ». L’obscénité renvoie donc originellement à une forme d’agression, à tout le moins à une incongruité patente qui explique qu’à la Renaissance on la trouve si sou- vent convoquée à propos de ceux dont les écrits heurtent le sentiment religieux. En somme, elle dépend moins du mot ou de ce qu’il désigne que du contexte dans lequel il apparaît. Ain- si, l’œuvre de Rabelais peut nous paraître obscène, mais pour des raisons plus étroites que celles retenues par ses contemporains chez qui le terme renvoie aussi à l’inspiration scatolo- gique de ses romans et à l’impiété supposée de leur auteur2. Au XVIIe siècle encore en France, c’est cette notion de décalage que l’on trouve dans la fameuse remarque de La Bruyère sur Rabelais et Marot, « inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits » : Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, * Une partie de cet article a fait l’objet d’une communication dans le cadre du colloque Poésie et musique sous Louis XII que j’ai organisé (avec A. Tacaille, A. Desbois-Ientile et D. Fiala) à Pa- ris du 23 au 25 mars 2016. Je remercie ma collègue Carine Barbafieri de m’avoir fait part des remarques que lui a inspirées la lecture de ce texte. Pour citer cet article, merci de préciser le nom du site academia.edu et la date de mise en ligne : le 31 octobre 2019. Contact : tomy- ris@noos.fr 1 Définition du Dictionnaire de la langue française [1878] d’Émile Littré qui s’appuie sur les rares occurrences du mot aux XVIe et XVIIe siècles. Sur la notion d’obscénité à la Renaissance, voir le volume collectif Obscénités renaissantes (dir. H. Robert, G. Peureux et L. Wajeman), Genève, Droz, 2011. Sur « le mot et la chose », voir la contribution d’Emily Butterworth, « Defining Obs- cenity » (p. 31-38) et « From Word to Thing » (p. 87 et suiv.) ; voir aussi infra. Voir également « Anatomie de l’enfer », présentation par Nelly Labère du volume collectif Obscène Moyen Âge ? Paris, Champion, 2015, p. 11-39. 2 Le terme est utilisé en octobre 1533 dans la fameuse lettre de Calvin à François Daniel où il se fait l’écho des propos de Nicolas Le Clerc, curé de Saint-André des Arts, lors d’une réunion des quatre facultés de l’université de Paris. Embarrassé par l’affaire du Miroir de l’ame pecheresse [1533], Le Clerc prétend que l’ouvrage n’a jamais été visé par la censure et qu’il souhaite surtout interdire la publication de livres obscènes comme le Pantagruel, la Pronostication des cons sau- vages et des textes de même tonneau — se pro damnatis libris habuisse obscœnos illos Panta- gruelem, Sylvam cunnorum, et eius monetam (Jean Calvin, Epistolæ I, Genève, Droz, 2005, n. 12) ; voir l’analyse de Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, A. Michel, 1942, p. 123 et Malcom Jones, « Rabelais and the Sylva cunno- rum », Etudes rabelaisiennes XXXIV (1998), 191. Voir aussi Ariane Bayle, « La notion d’obscénité dans la critique rabelaisienne », Obscénités renaissantes, p. 382-383. 2 c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats3. Ce « monstrueux assemblage » de finesse et de corruption, qui associe le pire et l’excellent pour le plaisir de la canaille et des gens délicats, illustre bien la façon dont l’obscénité était déjà perçue dans la littérature à la Renaissance : une alliance inattendue d’éléments contraires, source paradoxale de plaisir. Les « délicats » du siècle de La Bruyère semblent d’ailleurs avoir goûté cet aspect de Rabelais et Marot au point de rendre matériellement sensible cet « assemblage » en revêtant d’élégantes reliures « l’ordure » de leurs écrits4. Pour qui s’intéresse aux manifestations de l’obscénité à la Renaissance, la sobre définition de Littré suffit à donner une idée de l’ampleur de la tâche. Quel sens peut bien avoir, en effet, le mot pudeur à cette époque en France ? En quoi et par quoi un individu ou une collectivité peuvent-ils se sentir blessés — et, mieux encore, ouvertement blessés ? Il est d’autant plus difficile de répondre à ces questions que la réponse diffère selon le temps et les personnes. Arrêtons-nous d’abord sur ce qui demeure sans doute la tentative la plus complète à la Re- naissance pour définir la notion d’obscénité, celle d’Érasme dans son Institution du mariage chrétien [1526], définition d’autant plus précieuse pour mon propos qu’elle s’appuie en partie sur la vogue des chansons profanes. — L’obscénité selon Érasme En dépit d’une éducation qui a dû faire la part belle à la formation musicale, Érasme n’aimait pas la musique de son temps puisque, pour des raisons à la fois théoriques et spiri- tuelles, le recours à la polyphonie lui paraissait condamnable dans la musique sacrée ; quant aux chansons profanes, c’est d’abord l’immoralité des textes qu’il condamnait, leur obscœni- tas5. Quel sens donner à ce substantif (et à l’adjectif obscœnus) que l’on peut lire à plusieurs reprises à la fin de son Institutio matrimonii christiani6 ? Écrivain d’expression latine, Érasme emploie le terme dans son acception classique avec deux effets de sens bien distincts : 3 Les Caractères, « Des ouvrages de l’esprit » n. 43 [texte de 1690], édition de Robert Garapon, Paris, Garnier, 1962, p. 82. L’expression rappelle la définition de l’Antiquité par Madeleine de Scudery, « mélange étonnant de science et d’ignorance, de vertus et de vices » (cité par Alain Faudemay, La distinction à l’âge classique : émules et enjeux, Paris, Champion, 1992, p. 77). 4 Jean-Marc Chatelain, La bibliothèque de l’honnête homme. Livres, lecture et collections en France à l’âge classique, Paris, BnF, 2003, p. 130-144 (et le cahier d’illustrations qui suit). Le cas des reliures doublées dites jansénistes, avec les contreplats couverts d’un maroquin d’une autre couleur, illustre avec bonheur une ambiguïté dont peuvent seuls jouir les happy few. 5 L’ouvrage de Jean-Claude Margolin (Érasme et la musique, Paris, Vrin, 1965) rassemble l’essentiel des propos d’Érasme [1467-1536] sur la musique. Né et éduqué dans la région d’où sont issus certains des plus grands maîtres de l’époque, il passe pour avoir été élève à Utrecht de Jacob Obrecht [1457/8-1505]. Les deux principaux textes d’Érasme sur la musique se lisent dans ses Paraphrases sur l’Épître aux Corinthiens de saint Paul [1519 ; J.-C. Margolin, p. 48 et suiv.] et dans l’Institutio matrimonii christiani [1526 ; voir infra]. Traductions reprises dans l’anthologie publiée chez Robert Laffont pour la collection « Bouquin » (Paris, 1992). Il y a une sorte de contradiction à condamner la polyphonie sacrée, au motif qu’elle rend le texte difficile- ment compréhensible, et à déplorer l’obscénité des textes de chansons. Mais sans doute Érasme pensait-il aussi aux chansons populaires, non polyphoniques ; il est vrai aussi que la polyphonie peut mettre en relief un mot, voire une syllabe qui prend alors un sens obscène (voir note 61). 6 Publié à Bâle chez Johann Froben en 1526 dans les formats in-octavo et in-folio, l’ouvrage est dédié à Catherine d’Aragon dont Henry VIII devait divorcer quelques années plus tard. Je cite le texte latin dans l’édition procurée par A. G. Weiler pour les Opera omnia de la collection Elzevir 3 — « de mauvais augure », « néfaste », sens technique dans un contexte religieux ; — « qui provoque la honte et la répugnance », « qui offense la pudeur », le plus souvent en lien avec la sexualité7. À la Renaissance, le sens technique, sensible par exemple chez un auteur à succès comme Ovide, n’a pas totalement disparu comme le prouve le souhait du curé de Saint-André-des- Arts de voir le Pantagruel condamné pour son obscénité par la faculté de théologie8. Quant au sens plus général, il n’est pas toujours systématiquement associé à la sexualité, ce qui ex- plique que, lorsqu’il veut dénoncer la dimension pornographique des Facéties du Pogge, Érasme ait recours à un adjectif qui en précise la nature — les « priapeæ obscenitates »9. Dans cette lettre, Érasme oppose l’ouvrage du Pogge à ses propres Colloquia, textes pédago- giques critiqués par des théologiens. Pourtant, et au rebours d’œuvres comme les Facéties, mes Colloques n’ont rien d’obscène ou de licencieux ; ils vont même jusqu’à traiter avec honnêteté de sujets par nature uploads/Litterature/ girot-sur-quelques-chansons-obscenes-de-la-renaissance.pdf
Documents similaires










-
33
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 03, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 1.3362MB