Les Cahiers du GRIF Cours, Sarah ! Jean-Luc Nancy Citer ce document / Cite this
Les Cahiers du GRIF Cours, Sarah ! Jean-Luc Nancy Citer ce document / Cite this document : Nancy Jean-Luc. Cours, Sarah !. In: Les Cahiers du GRIF, Hors-Sérien°3, 1997. Sarah Kofman. pp. 29-38. http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1997_hos_3_1_1918 Document généré le 09/09/2015 Cours, Sarah ! jean-Luc Nancy L'écriture était pour Sarah ce qu'elle devrait être, ou ce qu'elle est peut- être chaque fois, pour quiconque, lorsqu'on la considère avant tout, non pas dans ses qualités particulières de style ou de voix, mais dans son geste nu, dans sa delineation, son tracé, ou sa griffure (comme elle disait), voire son griffonnage. C'est-à-dire qu'elle était une attestation d'existence, bien avant d'être l'inscription d'une pensée et sa transmission. Il se pourrait qu'écrivent surtout, sinon exclusivement, celles et ceux qui doivent attester d'une exi stence (que ce soit la leur ou une autre, et ce n'est pas simplement discernable ; que ce soit par manque d'être ou par excès, et ce n'est pas forcément separable). Sarah écrivait pour vivre, comme on le dirait de quel qu'un qui en fait métier : mais dans son cas, au-delà du métier, là où il ne s'agit pas d'assurer sa subsistance, mais d'attester une existence. (Sarah, un jour, me raconta comment son bras avait présenté une réaction - la peau rouge et irritée - après qu'elle l'eut appuyé sur son Devenir-femme d'Auguste Comte. Elle disait : « Comme je somatise ! » Mais elle voulait dire deux choses à la fois. L'une superficielle, émotive et nerveuse. L'autre plus importante : je m'identifie à mon écriture, et précisément à cette écriture d'un devenir-femme de philosophe, et par lui sans doute de tous les philo sophes, qui est aussi mon propre devenir-philosophe, mon incorporation de la Les Cahiers du Grif 29 philosophie. Dans ce livre, elle avait écrit : « Il ne s'agit pas, pour moi ici, de tenter de réduire le philosophique à du pathologique ni le systématique à du biographique. M'intéresse pourtant un certain rapport du système à la vie : de voir, non ce que l'uvre doit à la vie, mais ce que l'uvre rapporte à la vie ; de saisir comment un système philosophique peut tenir lieu de délire >. » Or ce qui m'intéresse chez Sarah, et ce qui a tissé une bonne part de l'amitié entre nous, c'est cette manière de reconduire des « uvres » à « la vie », plutôt que l'inverse, et ce qui s'en suivait : sa manière de s'intéresser aux gens, plutôt qu'à leurs productions, sa manière de rester étrangère au jeu de rôles des petites scènes publiques. Cela n'empêchait pas qu'il faille en passer par les uvres, bien au contraire, ni que son souci fût d'être lue, et d'abord par ses amis, tout comme elle lisait les autres avec attention. Mais son premier souci, du moins avec les amis, n'était pas d'être « lue » au sens où l'on veut dire « assimilée », « enregistrée » : c'était plutôt que la lecture de l'autre lui revienne comme un récit, avec des épisodes, des surprises, des remarques. De même, elle s'intéressait aux anecdotes en général, dont elle disait qu'elles sont « l'équivalent d'une « touche » qui souligne l'essentiel, la beauté, la seule chose irréfutable, la seule qui demeure quand la « vérité » du système a disparu 2 ». C'est pourquoi je raconte quelques anecdotes sur elle. Je ne peux pas la séparer de ces anecdotes. C'est ainsi qu'elle était absolument fidèle : n'oubliant rien, pas une « touche » de ses amis, car la fidélité lui était le cours même de la vie. Non pas la « vérité », mais la fidélité, la vérité de la fidélité, qui n'a pas de sens dernier, mais le sens de son cours même. La vérité qui revient à la vie, et non l'inverse. Que l'écriture rapporte à la vie, et s'y rapporte, cela ne signifie pas l'a bsence de la pensée, ni même son importance secondaire. Cela signifie que la pensée même ne s'engage qu'avec ce geste d'écriture, et aussi, se termine avec lui de même qu'elle se transmet avec lui. Mais aussi que la « pensée » elle-même, pour finir, est prise dans la vie et rapportée à elle, finissant en elle et donc aussi pouvant la finir : il n'y a pas de vie après la pensée. Une vie de pensée, c'est peut-être une vie qui ne vit pas assez par elle-même, ou bien qui vit trop, ou bien encore et simplement, si l'on peut dire, une vie qui s'at teste, inscrivant qu'elle a lieu. Dans ce geste, donc, une existence s'atteste. Une existence, par consé quent, qui est incertaine d'elle-même, inquiète d'elle-même quand elle n'est pas ainsi attestée. Une existence qui a besoin d'avoir de cette manière la 30 Les Cahiers du Grif preuve de son existence. Cet argument ontologique énonce que l'écriture expose avec ses lettres la nécessité de l'existence de son sujet. . Ce geste - il ne faut pas s'y tromper - n'est pas seulement et n'est pas nécessairement celui de l'écriture graphique, ni celui de l'écriture littéraire. Il est aussi bien celui de la parole d'enseignement, de ce qu'on appelle en fran çais le « cours ». Sarah était professeur « dans l'âme », comme on dit. Sans doute, le cours n'est pas identique, il s'en faut de beaucoup, à la rédaction d'un texte. Mais Sarah considérait peu les différences. Ses livres ont souvent été des cours, ce qui est aussi une grande tradition philosophique. Ce qu'il y a d'écriture dans le cours, ce doit être quelque chose de la prose, c'est-à-dire du discours qui va prorsus, droit devant soi, proversus, tourné en avant (par opposition à transversus). Il va en avant, de l'avant, il ne s'interrompt pas : il n'a même pas l'idée de l'interruption, sinon de celle que marque la fin de l'heure, et qui n'interrompt que pour mieux assurer la conti nuité des heures, semaine après semaine. Il ne se rassemble pas sur soi ni ne se retourne versus : il ne fait pas de vers, ou bien il ne verse que toujours en avant, dans le même sens. Il n'est occupé qu'à courir devant soi, à se délivrer toujours plus avant. Sa vérité est dans son mouvement, non pas dans une ponctuation. Sa vérité est l'insatiable, l'inapaisable cours du cours, toujours une délivrance devant soi. Sarah aurait aimé apprendre (et peut-être le savait-elle) que Prorsa fut une déesse de l'accouchement, elle qui comptait ses livres comme autant d'en fants, elle qui voulait faire plus de ces enfants que sa mère n'en avait fait de vivants, et qui en fit tellement plus, en effet Faire des enfants : non pas engendrer, qui est affaire de mâle et de signif ication, mais porter et enfanter, qui est affaire de cours ininterrompu, qui est l'ininterruption même. Une femme enfante son enfant toute la vie. Ce n'est pas l'émission d'une signification, c'est l'expression, au sens de Spinoza. Sarah n'avait pour enfants que ceux-là : les livres, les cours, tout le cours des livres, mais c'est bien eux qu'elle voulait, et c'est ainsi qu'elle était sans cesse dans l'enfance, qu'elle prolongeait sans fin un cours de l'enfance - non la sienne, mais une enfance absolue du cours de la vie. Elle était, elle sans enfants, très attentive aux enfants des autres. Une fois échangées les nouvelles du métier, des livres, et de la santé, elle ne manquait jamais de s'informer exactement de ce qui arrivait à mes enfants, et elle n'oubliait rien. Sarah était petite. Elle plaisantait sur sa taille de petite fille. Mais elle disait du Grif 31 aussi : « La petite Sarah ne se laisse pas faire ! » Elle disait aussi volontiers aux amis « mon petit » (à moi, par exemple, « mon petit Jean-Luc »). La prose, donc, le cours : « ça suit son cours » dit Blanchot du discours philosophique. Mais Blanchot le dit avec une inquiétude tournée vers la nécessité pesante, et presqu'infâme, peu supportable, de ce cours. Sarah, pour sa part, avait plaisir à l'interminable. Elle n'était pas requise par ('infin iment, effroyablement ancien tapi sous le murmure. Elle l'était par Pincessam- ment nouveau, comme l'enfant qui essaie son babil. Elle ne voyait pas de fin à son discours, à ses cours et à ses livres. En cela aussi, sans doute, elle était comme nous tous, mais plus que d'autres encore elle se livrait au cours, elle se confondait presque avec lui. Non pas du tout qu'elle se fût identifiée à l'Université, ni même à l'enseignement. J'essaie de parler d'un cours plus large, majeur - son cante jondo à elle. Elle ne s'arrêtait pas à l'uvre, à la forme définie et comme définitive d'un livre. Finir un livre était urgent pour elle, mais pour le publier (le lancer dans un autre cours, une autre circulation) et pour en entamer un autre aussitôt (quand il ne l'était pas déjà en même temps). Sans doute, ce mouvement, cette pratique, ne lui est pas propre. Mais elle y mettait une uploads/Litterature/ grif-0770-6081-1997-hos-3-1-1918.pdf
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- Publié le Jan 15, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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