1 Le Coran, les Houris et les raisins Par Guy Rachet Ce n’est pas là le titre d
1 Le Coran, les Houris et les raisins Par Guy Rachet Ce n’est pas là le titre d’une fable, au risque de décevoir certains lecteurs de ce texte. Un texte qui trouve sa justification dans la publication d’une nouvelle traduction du livre sacré des musulmans. Une nouvelle traduction ? Allez‐vous me demander non sans stupeur, alors que nous savons, ou ne savons pas, dans ces conditions je vous l’apprends, qu’il existe sur le marché vingt traductions de ce texte en français publiées au cours du dernier demi‐siècle 1 . Il est vrai que deux d’entre elles sont des réimpressions de vieilles traductions dont celle, devenue classique, de Kasimirski. Le Coran de Malek Chebel Qui est donc ce téméraire islamisant qui a encore osé entreprendre une telle aventure ? Il s’agit de notre illustre anthropologue Malek Chebel. Personnellement, s’il m’est arrivé de critiquer M. Chebel et de me trouver en complet désaccord avec lui, comme lorsqu’il vient déclarer hautement que sans les Arabes nous n’aurions jamais eu notre Montaigne (ce que j’ai épinglé dans ma lettre ouverte à notre philosophe national ancien ministre M. Ferry) j’admire par bien des côtés Malek Chebel qui par son œuvre déjà considérable, cherche à nous faire connaître l’un des aspects les plus séduisant de l’islam (il est vrai qu’il confond trop facilement l’islam en tant que religion avec les formes de civilisation qui ont été intégrées dans l’empire islamique) j’entends une liberté dans les diverses manifestations de l’amour. Avec cette restriction que le fait, loin d’être généralisé, n’a jamais été que l’affirmation individuelle de revendications condamnées le plus souvent par les ulémas et autres censeurs moralisateurs religieux. Comme je l’ai déjà rappelé dans une note parue dans l’un de nos derniers Cahiers, Malek Chebel est le coryphée d’un islam imaginaire scandé par cette qualification antinomique de « lumières ». J’admire d’autant plus Malek Chebel d’avoir osé s’aventurer dans une nouvelle traduction de ce livre que, comme la Bible, à peu près personne n’a lu dans sa totalité, car on ne peut parler de lecture à propos des jeunes perroquets qui, dans les écoles coraniques, psalmodient les versets du livre dit « saint », dans un arabe qu’ils ne comprennent pas. Au siècle dernier (précisément en 1937) un exégète allemand du Coran, August Fischer, rappelait que : « Une traduction du Coran n’est pas chose facile. Les plus renommés des arabisants, des savants tels que Reiske, Sacy, Fleischer, De Goeje, Nöldeke et Goldziher parmi d’autres, l’ont évité, au moins partiellement, parce qu’ils savaient à quelles difficultés ils allaient s’affronter. » Et il conclut quelque peu sévèrement : « La plupart des précédents 1 Nous croyons disposer aujourd'hui de bien des traductions du Coran. Il y en a de tous les genres, du «scientifique » ennuyeux au poétique supposé « à l'orientale », en passant par l'édifiant ou l'étymologico‐ fumiste : voici une humoristique réserve que fait le grand médiéviste Rémi Brague (Critique, n° 671, avril 2003, pp. 232). 2 traducteurs du Coran sont des arabisants de seconde, voire de troisième et quatrième classe 2 . » Il est vrai que depuis cette époque, quelques uns parmi les plus grands arabisants ont tenté l’aventure, à commencer par Régis Blachère et à continuer par Jacques Berque, pour rester dans le domaine français. On pourrait déjà se référer à Tabarî 3 pour rappeler qu’il y aurait Sept lectures (sab’ qirâ’ât) ‐ou sept lettres (sab’ ahruf)‐ du Coran ( ?), ce qui, peut‐être, explique les difficultés de traduction d’un nombre relativement important de mots ou d’expressions dans la version arabe devenue canonique, qui nous est parvenue. Difficultés qui n’ont évidemment pas échappé à notre traducteur qui en rappelle quelques unes dans sa courte introduction (p. 7‐ 9). Le travail de tout critique ne consiste pas à faire l’éloge d’un ouvrage de cette ampleur. Cet éloge va de soi, précisément en considération de l’ampleur et de la difficulté d’une telle entreprise. D’autant plus que, non content d’avoir accompli une telle tâche, Chebel a couplé son livre avec un Dictionnaire encyclopédique du Coran. Ayant moi‐même publié un très copieux Dictionnaire de l’archéologie et trois dictionnaires de civilisations, je me crois assez bien placé pour apprécier un tel travail que notre auteur a réalisé seul. On pourrait craindre qu’il ne fasse double emploi avec l’important Dictionnaire du Coran, publié il y a deux ans chez Bouquins 4 , avec la collaboration de vingt‐huit arabisants, historiens et islamologues. Il n’en est rien dans la mesure où le Dictionnaire de Chebel prétend répondre aux besoins des lecteurs de sa traduction. Mais y répond‐il vraiment, à moins que tous ses lecteurs ne soient que des musulmans peu exigeants pour ce qui concerne l’exégèse et la critique textuelle ? Car, en y regardant de plus près, ce dictionnaire ne paraît être autre chose qu’un « index des noms et des notions » comme on en trouve à la fin de quelques traductions du Coran (par exemple celles de Kazimirski, de Blachère ou de Berque), plus développé et accompagné de citations et brièvement commenté, sans que ces commentaires ne prennent une quelconque teinture critique. Ceci étant dit, j’en viens tout de suite à formuler un certain nombre de remarques, voire de réserves. Dans son introduction (p. 8) Malek Chebel semble vouloir justifier cette vingt‐et‐ unième traduction (Il donne lui‐même, dans la bibliographie jointe à son Dictionnaire encyclopédique, une liste je crois plus ou moins exhaustive des traductions existantes du Coran, en français, en allemand, en anglais, en italien, en espagnol et même en hindoustani) en précisant : « La nouvelle traduction du Coran que je donne ici offre une lecture saine du 2 Ce passage, extrait d’un article de Fischer paru en 1937 dans les C‐R de l’Académie de Saxe, est cité par Rudi Paret, Der Koran, Darmstadt, 1975, 7. 3 Tabarî (de son nom complet : Muhammad b. Jarîr b. Yazîd al‐Imâm abû Ja`far at‐Tabarî, né dans le Tabaristan, une région de la Perse, en 839, mort à Bagdad en 923) est l’auteur d’une Histoire des Prophètes et des Rois, et surtout d’un immense commentaire du Coran : Jami' al‐bayan fi ta'wil al‐Qur'an, dernière édition, en 12 volumes, Beyrouth, 1997. La citation des sept lectures est donnée dans le T. I, 26‐29 de l’édition de 1968, publiée au Caire. Cette vue trouve sont fondement ou en tout cas sa justification dans un Hadith d’Othman selon lequel « le Coran est descendu selon sept lettres » (Rapporté par Suyûtî, Al‐Itqân fi culûm al‐qurân, éd. Critique de Saïd al‐Mundarawh, 4 vol. Beyrouth, 1996, vol. I/130 § 555.) 4 Dictionnaire du Coran, sous la direction de Mohammad Ali Amir‐Moezzi, Robert Laffont, 2007. 3 livre sacré de l’islam ; elle respecte parfaitement l’esprit du Coran et la mentalité de ses lecteurs naturels, à savoir les musulmans. » Mais n’était‐ce pas le cas de toutes les autres traductions normatives qui ont précédé celle‐ci ? Juste après cet acte de rigueur philologique, il poursuit par ce que j’appellerai un acte de foi : « Mon but est de montrer que le Coran peut soutenir la marche du progrès scientifique (sic), tant du point de vue éthique que, plus directement, sur les plans politique et social. » J’avoue n’avoir pas eu le loisir de relire totalement ce nouveau texte, mais j’ai comparé par sondages plusieurs passages de diverses sourates, avec les traductions que j’ai dans ma bibliothèque, notamment celles que Chebel cite dans ses notes en donnant leurs traductions de certains termes, soit celles de Berque, de Kazimirski et de Blachère, auxquelles j’ajoute celles de Masson et de Grosjean, outre celle en anglais de Muhammad Zafrulla Khan doublée du texte original arabe. Lorsque, dans la phrase qui suit la dernière citation, Chebel poursuit ainsi : « certaines traductions étaient techniquement très bonnes en leur temps, mais ayant vieilli prématurément, elles sont désormais privées d’impulsions nouvelles et demeurent obscures au plus grand nombre », je ne sais s’il fait là allusion aux traductions que je viens de mentionner. Toujours est‐il que je n’ai pas vu par comparaison, des divergences suffisamment marquées pour justifier cette remarque. Qu’en est‐il alors de la traduction de Jean Grosjean (Ed. Philippe Lebaud, 1979 et Points sagesses 2004) dont Tahar Ben Jelloun a déclaré qu’elle restitue « le souffle poétique du Coran dans sa beauté sacrale » et dont le rapport de l’Institut de recherche islamique d’El Azhar assure qu’elle se distingue par le soin extrême apporté au style de la rédaction ainsi que par la fidélité au sens » : n’avons‐nous pas là un bel exemple de traduction qu’on pourrait qualifier de canonique puisqu’elle a reçu l’imprimatur de la plus haute autorité religieuse du monde islamique ? Nonobstant ces médailles, entrerait‐elle dans l’épure définie par Chebel ? En irait‐il de même pour celle de Berque sensée nous faire « redécouvrir le Coran dans le souffle de ses origines » ? Pour ne citer que ces deux traductions, devenues classiques avec celle de Régis Blachère, laquelle, si elle est loin de prétendre à une orthodoxie islamique, est tout aussi loin d’avoir uploads/Litterature/ guy-rachet-le-coran-les-houris-et-les-raisins.pdf
Documents similaires
-
19
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 03, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2457MB