« Hamlet », de Shakespeare. La fortune scénique d’un chef-d’œuvre renouvelé à l

« Hamlet », de Shakespeare. La fortune scénique d’un chef-d’œuvre renouvelé à la Comédie-Française Par Alain Beretta, 5 novembre 2013 On n’en finira jamais avec Hamlet, pièce emblématique de Shakespeare, voire sommet du théâtre, au moins occidental. À la fois tragédie personnelle et politique, texte métaphysique, image éternelle de la modernité portée par une force poétique inaltérable, Hamlet interroge ce qu’est l’homme et interpelle chacun de nous. Aussi la pièce a-t-elle suscité une somme incomparable de commentaires et d’interprétations, générant un véritable mythe autour de son personnage éponyme. Une même fascination s’est manifestée à la scène, dès la création de la pièce autour de 1600, d’abord évidemment en Angleterre, puis progressivement en France. La nouvelle mise en scène que présente la Comédie-Française (salle Richelieu, jusqu’au 12 janvier 2014), réalisée par un compatriote de Shakespeare, Dan Jemmet, s’inscrit dans cette riche tradition scénique, tout en s’offrant une certaine liberté et modernité. I. « Hamlet » sur les scènes anglaises Débuts fulgurants Hamlet a été connu par deux éditions parues du vivant de son auteur. La première, très elliptique, datée de 1603, indique que la pièce avait déjà été jouée à Londres, Oxford et Cambridge ; la seconde, plus étoffée, est parue en 1604. Une convergence d’indices internes et externes au texte fait penser que les dates de création les plus vraisemblables se situent entre fin 1599 et début 1601, soit au cours de l’année 1600. Le lieu en a été le Globe, le plus grand des théâtres publics londoniens, qui venait d’ouvrir en 1599 et dont les dimensions colossales sont rappelées dans la pièce (acte II, scène 2) par l’allusion à son emblème, « Hercule et son fardeau ». On ignore avec précision quelle a été la réception de la création, mais la publication d’une édition hâtive dès 1603 laisse présager un succès immédiat, d’autant que se produisait dans le rôle-titre l’acteur le plus célèbre du moment, Richard Burbage. La renommée d’Hamlet dépasse vite le Globe et même l’Angleterre jusque dans de lointaines contrées, car le commandant d’un vaisseau au large de la Sierra Leone fait état de deux représentations bord, en 1607et 1608, très bénéfiques, selon lui, pour la morale et le moral des marins. En Angleterre, Hamlet s’affirme vite comme la pièce par excellence du répertoire. Elle est jouée à la cour, sous le règne de Jacques Ier en 1619, puis de Charles Ier en 1637, avec l’héritier de Burbage, Joseph Taylor, qui instruisit à son tour Thomas Betterton sur l’interprétation du rôle, en remontant aux vues de Shakespeare lui-même (qui aurait joué le spectre du père d’Hamlet lors de la création). Hamlet traverse presque intact la Restauration des Stuarts à partir de 1660, et dans la foulée, commence aussi son périple européen. Révisions textuelles et succès scéniques aux XVIIe et XVIIIe siècles À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, la vague du classicisme en Europe conduit à une réglementation du texte d’ Hamlet, sans que se démentent ses triomphes à la scène. Le retour d’exil du roi Charles II coïncide avec la révision drastique de tout texte ne répondant pas aux nouvelles règles du théâtre classique. Ainsi John Dryden réécrit les plus célèbres pièces de Shakespeare, dont Hamlet, en édulcorant, voire en effaçant les archaïsmes, les jeux de mots grivois, ainsi que le mélange de comique et de tragique, qui pouvaient outrager le « bon goût ». Ces remaniements inaugurent les infléchissements de sens et de durée que feront subir à la pièce déplacements, coupures et omissions au fil des siècles. Cependant, le rôle-titre fascine de plus en plus les comédiens, authentifiant leurs dons et établissant leur célébrité. L’histoire des mises en scène se confondra longtemps avec les seules appréciations critiques du comédien incarnant Hamlet. Thomas Betterton est l’acteur le plus acclamé sous la Restauration : il tint le rôle pendant près de quarante ans, et l’incarnait encore à 70 ans. Lui succède, au siècle suivant, David Garrick, qui crée le rôle à Dublin en 1741 et sera adulé par des générations de jeunes comédiens. En homme du XVIIIe siècle privilégiant l’affectivité, il met l’accent sur les liens qui unissent Hamlet à son père. Du reste, les apparitions du spectre s’inscrivent bien dans le goût du siècle pour le fantastique. Parallèlement, on cherche à établir le meilleur texte de la pièce. En 1676, le directeur de théâtre londonien le plus en vogue, William Davenant, qui a obtenu l’exclusivité des mises en scène en 1660, prépare l’édition connue comme « in quarto des acteurs », qui prévoit un découpage en 5 actes et entérine de nombreuses coupures. D’autres éditions voient le jour au début du XVIIIe siècle, réintégrant notamment les monologues Noirceur au XIXe siècle Le mal du siècle romantique met en valeur la mélancolie du prince vêtu de noir qu’est Hamlet. Ainsi, l’acteur John Philip Kemble, qui domine le rôle depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1830, prend naturellement une pose tragique. Un autre de ses contemporains, Edmund Kean, rompt avec la cohérence des diverses facettes du héros pour en souligner au contraire les discordances, aboutissant alors à une vision fragmentée qui n’est plus du tout classique. Ce sombre imaginaire romantique se retrouve dans la peinture, entre autres chez Delacroix, notamment à travers des scènes montrant Hamlet et son ami Horatio au cimetière. C’est dans ce même décor funèbre que l’acteur américain Edwin Booth cherche à rendre la dimension spirituelle d’ Hamlet par des effets de lumière blanche perçant l’obscurité. À la fin du XIXe siècle, alors qu’Ibsen, George Bernard Shaw et Oscar Wilde rompent avec l’esthétique dramatique de l’ère victorienne, Henry Irving accentue la folie, feinte ou réelle, du héros. Modernités au XXe siècle Avec le XXe siècle s’opère une revisitation de la pièce, sous des formes aussi variées que le permet son infinie plasticité. Elles tiennent à la fois à de nouvelles lectures du texte, et à des théories qui lui sont extérieures. La nouvelle vision d’ Hamlet s’oriente dans deux grandes directions. D’une part, la pièce est devenue si emblématique qu’elle prête désormais à une désacralisation. En 1966, Tom Stoppard donne la vedette à deux personnages secondaires, Rosencrantz et Guildenstern, courtisans déjà caricaturaux dans l’original, et qu’il fait parler d’outre-tombe dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts. Il ouvre ainsi la voie au dramaturge allemand Heiner Müller, qui dans Hamlet-machine, en 1979, parodie sans rire un Hamlet refusant d’être Hamlet, dans une atmosphère de cruauté funèbre. D’autre part, à l’opposé d’une tradition qui concentrait la pièce sur son héros-titre, s’amorce un travail de reconquête de l’œuvre comme un ensemble plus vaste, à la fois par une lecture politique longtemps occultée, et surtout par une prise en compte de quatre rôles majeurs, Gertrude et Ophélie, Claudius et Polonius. En 1948 à Stratford, ville natale de Shakespeare, où Hamlet est joué non seulement comme emblème national mais aussi comme œuvre du patrimoine de l’Europe entière, la prestation d’Anthony Quayle en un Claudius séduisant et ambigu « fournit presque à la pièce un second héros » dans ce rôle si longtemps réduit à un machiavélisme caricatural. Dans un même esprit, le metteur en scène William Poel n’utilise que des comédiens amateurs afin d’en terminer avec l’exclusivité du rôle-titre, dans un spectacle qui rétablit les conditions de jeu de la scène élisabéthaine, ouverte et libérée de tout décor. Toutefois, la prééminence du héros ne disparaît pas totalement : en 1925, John Barrymore est admiré par les critiques, et plus encore, entre 1930 et 1944, John Gielguld est unanimement encensé pour son jeu alliant une extrême cruauté à une extrême tendresse. Cependant, la véritable modernité scénique viendra plus de considérations extérieures à la pièce, tant d’origines théâtrales que psychologiques. Dès le début du XXe siècle, des innovations de l’esthétique dramatique contribuent à moderniser les mises en scène. En 1925, Barry Jackson présente les comédiens en costumes modernes – jupes plates et culottes de golf – sur une scène au décor minimal. Le grand rénovateur Edward Gordon Craig fait jouer les acteurs en fonction de la topographie du plateau, nu mais fragmenté en espaces séparés par des rideaux qui permettent d’enchaîner les scènes plus rapidement. Antoine Vitez s’en inspirera en 1983 à Chaillot, où dans un décor blanc descendent soudain de grandes tentures rouges ou des cloisons trouées de portes. Au milieu du XXe siècle, c’est une théorie extérieure au théâtre, la psychanalyse, qui modernise le plus notablement la pièce. Dans L’Interprétation des rêves, Freud avait rapproché Hamlet d’Œdipe, mais d’un Œdipe qui, au lieu de réaliser ses fantasmes, les aurait refoulés, et cette idée inspire doublement Laurence Olivier, d’abord dans sa mise en scène en 1937, puis dans son film en 1948. En actualisant le complexe d’Œdipe, Hamlet devient plus que jamais une grande énigme de la littérature, sans nuire pour autant, bien au contraire, à sa force esthétique. Laurence Olivier intègre parfaitement son interprétation œdipienne à sa conception du décor, de la diction et de la gestuelle, et dans son film, la séquence du monologue « Être ou ne pas être » constitue un des plus uploads/Litterature/ hamlet.pdf

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