1 Les causes de l’akrasia chez Aristote – variation socratique ou texte aristot
1 Les causes de l’akrasia chez Aristote – variation socratique ou texte aristotélicien ? L’acrasie1 est ce phénomène étrange qui consiste à agir contrairement à son choix2. L’acratique sait que fumer est nocif et pourtant il fume une cigarette ; l’acratique sait qu’il ne doit pas manger de dessert gras et sucré et pourtant, il le fait. Comment expliquer cela ? Peut- on dire que l’acratique, au moment il agit contrairement à son meilleur jugement, ignore que ce qu’il fait est mal ou mauvais ? Aristote traite cette question dans le livre VII de l’Éthique à Nicomaque3 en partie en discutant la thèse socratique de la vertu-science – autrement dit, l’idée socratique selon laquelle dès lors que je sais ce qu’est le bien, je ne peux qu’agir bien4. Le cas de l’acratique apparaît comme un contre-exemple à la thèse socratique de la vertu- science. En dépit de ce qu’affirme Socrate, l’acrasie est un phénomène répandu, soit qu’on la constate chez autrui, soit que soi-même on se conduise parfois de façon acratique. Aussi rendre raison de l’akrasia, en expliquer ses causes comme le fait Aristote dans le livre VII est une façon de s’opposer à Socrate. D’une part, on reconnaît que l’acrasie existe – il y a le hoti, le fait ; d’autre part, on va chercher à l’expliquer, donner son dioti5. Cependant, alors même qu’Aristote rend raison de l’acrasie et qu’il a déjà affirmé dans le livre III de l’EN que l’on est responsable des bonnes comme des mauvaises actions, parce qu’en définitive, on est responable de nos bonnes comme de nos mauvaises dispositions, il semble donner raison à Socrate. Au terme de la résolution de la première aporie concernant l’acrasie dans le livre VII, Aristote écrit en effet : on arrive au même résultat que Socrate, il y a bien ignorance lorsque l’on agit de façon acratique6. Est-ce à dire qu’Aristote adopte à partir de ce moment de l’EN une position intellectualiste en éthique ? Concernant la question qui nous occupe, il s’agit de savoir si l’acrasie est due à un manque de connaissance ou à un manque de contrôle de soi7. Cette question divise les interprètes et peut se reformuler ainsi : est-ce qu’Aristote est intellectualiste, à la manière de Socrate ou anti-intellectualiste8 ? Si l’acrasie est due à l’ignorance, reste à savoir ce qu’ignore l’acratique. Aristote en mobilisant ce que l’on a coutume de désigner comme un syllogisme pratique nous dit que l’acratique ignore la teleutaia protasis en 1047b9. Mais comment interpréter cette teleutaia protasis ? S’agit-il de la dernière prémisse, c’est-à-dire la deuxième prémisse du syllogisme pratique ou bien de la conclusion ? On trouve là aussi parmi les spécialistes des partisans des deux interprétations. Il s’agira alors de comprendre en quoi le raisonnement de 1 Sous l’influence des traductions récentes en anglais de l’Éthique à Nicomaque, ἀκρασία est parfois traduit par le terme « incontinence ». Je préfère rendre le terme grec par « acrasie », celui d’incontinence me semblant inapproprié en français. 2 Voir EN 1051a6-7, « l’acrasie agit contrairement à son choix » (trad. Tricot). 3 Voir EN VII, 1-11 éd. Bywater (=VII, 1-12 , éd. Susemihl ), 1145a15-1152a36. 4 Le texte de référence exposant cette thèse socratique est le Protagoras 345d-e et 357c-e(voir plus loin des citations de ce dialogue). Une variation de cette thèse se trouve aussi dans le Gorgias, 459e-460c : si j’apprends les choses justes (les dikaia), nécessairement, je deviens juste (dikaios), de même qu’apprendre les mousika me rend mousikos. 5 Ces deux étapes de la recherche sont celles de la démarche scientifique telle qu’Aristote la décrit dans les Seconds analytiques. 6 Voir les lignes 1147b13-15. 7 Voir les formulations de P. Destrée dans son article « Aristotle on the causes of akrasia », Akrasia in Greek Philosophy. From Socrates to Plotinus, ed. by C. Bobonich and P. Destrée, Brill, 2007, p. 142. 8 Pour la position intellectualiste, parmi les interprètes les plus récents, voir Bostock 2000, Gauthier-Jolif 1970, Grgic 2002, Joachim 1951, Robinson 1977, Vergnières 2002. Pour la positon anti-intellectualiste, voir Burnet 1900, Charles 1984, Dahl 1984. © Juliette Lemaire 2 l’acratique est défaillant. Enfin, nous nous demanderons pourquoi Aristote consacre toutes ces pages à l’analyse de l’acrasie. 1 – Nul n’est méchant volontairement Le rapport à Socrate et son paradoxe « Nul n’est méchant volontairement » est un point central de l’examen des endoxa9 relatives à l’acrasie. Or avant le livre VII, dans l’EN, Aristote discute déjà ce paradoxe au livre III, consacré à l’analyse de la notion de volontaire : ὁ δὲ λέγειν ὡς οὐδεὶς ἑκὼν πονηρὸς οὐδ’ ἄκων μακάριος ἔοικε τὸ μὲν ψευδεῖ τὸ δ’ ἀληθεῖ· μακάριος μὲν γὰρ οὐδεὶς ἄκων, ἡ δὲ μοχθηρία ἑκούσιον. ἢ τοῖς γε νῦν εἰρημένοις ἀμφισβητητέον, καὶ τὸν ἄνθρωπον οὐ φατέον ἀρχὴν εἶναι οὐδὲ γεννητὴν τῶν πράξεων ὥσπερ καὶ τέκνων εἰ δὲ ταῦτα φαίνεται καὶ μὴ ἔχομεν εἰς ἄλλας ἀρχὰς ἀναγαγεῖν παρὰ τὰς ἐν ἡμῖν, ὧν καὶ αἱ ἀρχαὶ ἐν ἡμῖν, καὶ αὐτὰ ἐφ’ ἡμῖν καὶ ἑκούσια. τούτοις δ’ ἔοικε μαρτυρεῖσθαι καὶ ἰδίᾳ ὑφ’ ἑκάστων καὶ ὑπ’ αὐτῶν τῶν νομοθετῶν· (1113b14-23) L’énoncé selon lequel personne n’est volontairement mauvais, ni involontairement bienheureux semble en partie faux et en partie vrai. En effet, personne n’est bienheureux involontairement, mais en revanche, mauvais on l’est volontairement. Ou alors il faut maintenant s’opposer à ce que l’on vient de dire, et affirmer que l’homme n’est pas principe ni générateur de ses actions comme un père l’est de ses enfants. Mais si au contraire c’est là une évidence, et que nous ne pouvons pas rapporter ces actions à d’autres principes qui seraient hors de nous, alors ces actions dont les principes sont en nous, dépendent aussi de nous et sont volontaires10. Bien qu’il ne soit pas explicitement nommé, Socrate est ici visé ; certains commentateurs11 attribuent cet adage à un sage ou un poète, Solon ou Epicharme, mais tous s’accordent à reconnaître que sous cette citation de poète, Socrate est visé. Socrate a en effet formulé le paradoxe « Nul n’est méchant volontairement » en particulier dans le Protagoras, alors qu’il commente un poème de Simonide12. Dans le texte d’Aristote, il y a en outre l’idée que l’on n’est pas bienheureux involontairement. Que personne ne soit bienheureux involontairement est vrai, selon Aristote, mais la proposition « Nul n’est méchant volontairement » est en revanche fausse. Pour l’établir, Aristote avance en particulier un argument concernant le comportement que l’on a face à ceux qui agissent mal : lorsque l’on estime que leur mauvaise action est volontaire, alors individuellement, on les blâme et juridiquement, ces individus peuvent faire l’objet d’une punition - à moins de considérer qu’ils ont agi involontairement. L’involontaire est ce qui ne dépend pas de nous si l’on considère qu’Aristote définit le choix comme ce qui est volontaire13 et porte sur les choses qui dépendent de nous, les τὰ ἐφ᾽ ἡμῖν14. Si l’on peut 9 Le terme endoxa chez Aristote désigne les opinions admises par tous ou par les plus savants – voir plus bas. 10 Les traductions sont personnelles, sauf mention explicite. 11 Voir ce que disent Tricot (note ad loc.) et Bodéüs. 12 Voir la formule que l’on trouve dans le Protagoras ὃς ἂν ἑκὼν μηδὲν κακὸν ποιῇ, ὡς ὄντων τινῶν οἳ ἑκόντες κακὰ ποιοῦσιν. « comme s’il y avait des hommes pour faire le mal de leur plein gré » (trad. F. Ildefonse), et les passages 345d-e et 357c-e. 13 Tout en ne s’y réduisant pas : le volontaire a une extension plus grande que le choix. Voir III, 2, 1111b6-10. 14 Voir les analyses du chapitre 2 du livre III de l’EN. © Juliette Lemaire 3 définir le non-volontaire15 comme ce qui est dû à l’ignorance16, il y a des cas où le législateur condamne l’ignorance elle-même : lorsque l’on juge que l’individu est tenu pour responsable de son ignorance, alors il peut être puni. καὶ γὰρ ἐπ’ αὐτῷ τῷ ἀγνοεῖν κολάζουσιν, ἐὰν αἴτιος εἶναι δοκῇ τῆς ἀγνοίας, οἷον τοῖς μεθύουσι διπλᾶ τὰ ἐπιτίμια· ἡ γὰρ ἀρχὴ ἐν αὐτῷ· κύριος γὰρ τοῦ μὴ μεθυσθῆναι, τοῦτο δ’ αἴτιον τῆς ἀγνοίας. καὶ τοὺς ἀγνοοῦντάς τι τῶν ἐν τοῖς νόμοις, ἃ δεῖ ἐπίστασθαι καὶ μὴ χαλεπά ἐστι, κολάζουσιν, ὁμοίως δὲ καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις, ὅσα δι’ ἀμέλειαν ἀγνοεῖν δοκοῦσιν, ὡς ἐπ’ αὐτοῖς ὂν τὸ μὴ ἀγνοεῖν· τοῦ γὰρ ἐπιμεληθῆναι κύριοι. (III, 5, 1113b 30-34) Et en effet, nous punissons quelqu’un pour son ignorance même, si nous le tenons pour responsable de son ignorance, comme par exemple dans le cas d’ébriété où les pénalités des délinquants sont doublées, parce que le principe de l’acte réside dans l’agent lui-même, qui était maître de ne pas s’enivrer et qui est ainsi responsable de son ignorance. On punit également ceux qui sont dans l’ignorance de quelqu’une de ces dispositions légales dont la connaissance est obligatoire et ne présente aucune difficulté. Et nous agissons de même toute les autres fois où l’ignorance nous apparaît résulter de la négligence, dans l’idée qu’il dépend des intéressés de ne pas demeurer dans l’ignorance, étant maîtres de s’appliquer à s’instruire. (Trad. Tricot) Pour uploads/Litterature/ acrasie-causes-pdf.pdf
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- Publié le Jul 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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