Mil neuf cent Héritages et trahisons : la réception des œuvres Christophe Proch
Mil neuf cent Héritages et trahisons : la réception des œuvres Christophe Prochasson Citer ce document / Cite this document : Prochasson Christophe. Héritages et trahisons : la réception des œuvres. In: Mil neuf cent, n°12, 1994. Ce que le lecteur fait de l'œuvre. pp. 5-17; doi : https://doi.org/10.3406/mcm.1994.1106 https://www.persee.fr/doc/mcm_1146-1225_1994_num_12_1_1106 Fichier pdf généré le 01/05/2018 DOSSIER Héritages et trahisons : la réception des œuvres CHRISTOPHE PROCHASSON Bien des obstacles épistémologiques contre lesquels se heurte l'histoire intellectuelle pourraient sans doute être contournés avec les armes théoriques que procure l'histoire des réceptions. Nulle autre approche ne permet de dépasser avec autant d'efficacité le faux débat qui oppose les tenants de l'histoire des idées, même revisitée, aux défenseurs d'une histoire matérielle de la culture. Il existe en effet un espace entre une pure génétique des productions culturelles et le seul examen des conditions sociales de l'élaboration intellectuelle. Tout bien pesé, ni l'une ni l'autre ne parviennent à comprendre en quoi un texte ou une œuvre constituent une création sociale, répondent à des lois de production repérables et remplissent une fonction sociale à un moment donné qui régit son « succès » ou son « échec ». L'histoire intellectuelle, comme l'histoire littéraire, ont connu leurs principaux développements sur des rivages platoniciens, défendant tout à la fois, et de façon contradictoire, des modèles d'autonomie et des constructions en reflet. Dans les deux cas, la matrice reste la même. Elle fait l'économie de l'étude concrète de l'impact d'une œuvre sur son public auquel celle-ci est censée s'adresser et des conditions de ses succès ou de ses échecs historiques. Elle fait l'impasse sur les écarts de sens et oppose bien souvent une orthodoxie implicite qui ne s'appuie que sur la subjectivité de l'auteur, son historicité et son appartenance à un environnement intellectuel singulier. Elle use enfin de grandes catégories englobantes qui nuisent à la prise en compte de la pluralité des lectures possibles. Les travaux de Hans Robert Jauss s'imposent ici avec une évidente utilité 1. L'écho, au demeurant mesuré, qu'ils ont obtenu au sein des études littéraires n'a pas son équivalent chez les historiens. Il faut d'ailleurs bien admettre que si ceux-ci ont pu s'ouvrir, de temps à autres, à quelques-unes des sciences sociales, les avancées théoriques opérées du côté de la littérature leur sont restées presque tout à fait opaques : à l'exception notable, il est vrai, de la linguistique du côté de la lexicologie politique. Or Jauss a, sans conteste, beaucoup à dire aux historiens du monde des idées. Ses principaux concepts et sa critique de l'histoire littéraire, qu'elle fût d'obédience marxiste, formaliste ou positiviste, peuvent trouver terre d'accueil dans le débat méthodologique actuel. Sous-jacente à son œuvre, la question de la vérité du texte trouve un début de réponse qu'esquivent les deux approches antagonistes que sont l'histoire génétique et l'histoire sociale des idées. L'une présuppose d'emblée un essentialisme qui évacue toute possibilité d'historicité. L'autre se réfugie dans l'analyse des conditions de la production culturelle ou dans celle de la demande sociale définie avant l'examen de l'œuvre. Jauss critique ses deux façons de faire dans un esprit qui n'est pas sans évoquer l'âme des Annales. Son relativisme est radical sans être pour autant déconstructeur. Une œuvre, selon lui, ne peut être définie, une fois pour toutes, comme protégée des vagues de l'histoire. Le « dogmatisme esthétique », qui prône le sens « objectif » de l'œuvre, révélé dès son origine, est ruiné par le système de Jauss. Les termes de sa remise en cause s'appliqueraient sans mal à celle que l'on voudrait opposer ici à l'histoire des idées telle qu'elle se pratique en France de façon très hégémonique. S'il existe bien une vérité du texte, nous admettrons volontiers, avec Jauss, que celle-ci est toujours provisoire, toujours remise en cause, toujours, enfin, historiquement à définir. L'historicité de la littérature ne consiste pas dans un rapport de cohérence établi après coup par la critique mais s'appuie d'abord sur l'expérience que les lecteurs font des œuvres. Car le texte s'inscrit toujours dans un horizon d'attente qui conditionne l'histoire de sa réception dans son temps et dans son devenir. S'en prenant aux thèses défendues par la critique marxiste de Goldmann ou de Lukacs, Jauss récuse la théorie de la littérature-reflet incapable d'expliquer pourquoi 1. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. une œuvre produite dans un état social donné peut poursuivre sa carrière lorsque celui-ci est depuis longtemps dépassé : « La conséquence en est que la dimension sociale de la littérature et de l'art est réduite dans le domaine de la réception à la fonction secondaire de faire simplement reconnaître une réalité connue (ou supposée connue) d'autre part. » 2 On sait que cette posture théorique, chez les historiens, a longtemps condamné l'histoire intellectuelle pour cause de vanité. Ne valait-il pas mieux réserver ses efforts à l'analyse du socle puisque le ciel des idées ne formait que le miroir resplendissant, certes, mais futile ? La force du programme de Jauss, qui en fait à la fois le prix et la difficulté, est que celui-ci prétend tenir les deux bouts de la chaîne. L'auteur et le lecteur (nous pourrions aisément ajouter l'artiste et le spectateur) composent un couple indissociable, en dépit des orages, des infidélités, des brouilles passagères mais aussi des retours de flamme et des passions amoureuses qui ponctuent l'histoire de toutes les alliances. Depuis le xixe siècle, avec l'entrée en scène du critique, le couple s'est d'ailleurs enrichi d'une tierce personne : « L'histoire de la littérature, c'est un processus de réception et de production esthétiques, qui s'opère dans l'actualisation des textes littéraires par le lecteur qui lit, le critique qui réfléchit et l'écrivain lui-même incité à produire à son tour. » 3 Le rôle de la critique devint essentiel à la fin du XIXe siècle où elle intervint de façon décisive dans l'établissement des « réputations littéraires », au grand dam de certains auteurs qui en furent (mais pas toujours) les victimes4. Cette configuration, qui n'est pas toujours voluptueuse, définit les contours non seulement de la production culturelle mais aussi de sa réception, étant entendu que l'une ne va pas sans l'autre. Livrée à son public, l'œuvre devient pleinement un acteur social dont toute l'histoire devient celle de ses réceptions. Voilà pourquoi l'histoire de la littérature ne peut se réduire à la simple répétition de l'histoire générale dont elle ne serait que l'illustration. De ce point de vue aussi, les rapports entre l'histoire et la littérature sont à réviser, la première toujours vaguement soupçonnée de mensonge, ne 2. Ibid., p. 38. 3. Ibid., p. 48. 4. Cf. infra Anne Simonin, « L'histoire malheureuse Des réputations littéraires de Paul Stapfer. Esquisse d'une histoire de l'échec ». réintégrant le récit historique que sous la forme d'une fioriture chic et bienvenue. L'esthétique de la réception proposée par Jauss, en attribuant à la littérature une fonction spécifique de création sociale, montre que les historiens auraient profit à envisager celle-ci sous un jour sensiblement plus efficace. En étant reçue, et de mille façons, la littérature, comme la théorie, fabrique du monde. Malgré ses allures iconoclastes, le relativisme de Jauss s'apparente davantage à une entreprise d'élucidation que de destruction. Les notions de chef-d'œuvre, de plaisir esthétique, de succès ou d'échec ne disparaissent nullement. Elles sont, au contraire, revisitées et prises dans un système de pensée profondément historique. Quel historien irait s'en plaindre ? La nouvelle interprétation de la tradition, proposée par Jauss, notion naturellement au cœur de l'histoire littéraire, se situe dans une veine théorique identique. La tradition n'est pas un processus autonome de transmission. Elle est au contraire un mécanisme de réappropriation du passé, une re-production de normes esthétiques dépassées et intraduisibles dans un autre contexte que celui qui est à l'origine de l'œuvre « classique » . Il convient donc de saisir tous les mécanismes de mise en tradition si l'on souhaite comprendre les raisons pour lesquelles une œuvre a la capacité de dépasser les questions qu'elle ne peut poser qu'à son temps. Une œuvre classique, qui relève du patrimoine légitime, d'un canon culturel reconnu, a pu dans un premier temps de l'histoire de sa réception opérer un changement d'horizon (Horizontwandel). Elle est alors décalée par rapport à l'horizon d'attente. La critique qui lui est favorable la défend alors en affirmant qu'elle est «en avance sur son temps». Jauss envisage ce décalage comme le caractère proprement artistique d'une œuvre qu'il distingue des trucages d'imitateurs qui emploient de simples procédés relevant du domaine de « l'art culinaire » : « Celui-ci se définit, selon l'esthétique de la réception, précisément par le fait qu'il n'exige aucun changement d'horizon, mais comble au contraire parfaitement l'attente suscitée par les orientations du goût régnant : il satisfait de voir le beau reproduit sous des formes familières, confirme la sensibilité dans ses habitudes, sanctionne les vœux du public [...] » s. Il n'en demeure pas moins que « l'écart esthétique », qui, dans un premier temps, suscite l'adhésion, l'étonnement ou le rejet, 5. Hans Robert Jauss, op. cit., p. 54. uploads/Litterature/ heritages-et-trahisons-la-reception-des-oeuvres.pdf
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- Publié le Jul 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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