Editions du CNHS Annuoire de 1:ih'que dit .\kvd Tome XXIV. 1985 ROMAN MAGHREBIN

Editions du CNHS Annuoire de 1:ih'que dit .\kvd Tome XXIV. 1985 ROMAN MAGHREBIN, ÉMIGRATION ET EXIL DE LA PAROLE L'ÉMIGRATION ET LES DIRES DU LIEU L'émigration est un des thèmes les plus attendus du roman maghrébin. dès les débuts de ce genre littéraire au Maghreb dans les années 50. Et en effet on la trouve chez Feraoun, dans La Terre el le Sang, en 1953. et surtout chez Chraïbi, qui y consacre Les Boucs en 1956. Cette dimension essentielle de la société maghrébine qu'est l'émigration ne doit-elle pas avoir une place de choix dans des textes dont l'un des buts est de décrire cette société ? Force est cependant de constater que l'émigration a suscité peu de romans avant les années 70. Mis à part les deux textes qu'on vient de citer. le thèiiie connait un développement romanesque tardif, puisqu'il faut attendre, après Les Boucs, Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Roudjedra. paru en 1975, soit vingt ans plus tard. pour trouver une œuvre marquante d'écrivain maghrébin consacrée à l'émigration. Ce roman sera suivi par des textes de plus en plus nombreux. Dans l'intervalle, entre 1953 et 1975. on relève surtout des écritures dont l'émigration est un aspect diégétique secondaire : la parenthèse incapable de changer le sens général de la phase romanesque qu'elle était déjà chez Feraoun, selon sa propre expression dans La Terre et le Sang. Ou alors des textes qui développent davantage le thème de i'exil que celui de l'émigration : c'est le cas du Quai a u fleurs ne répond plus de Malek Haddad (1961). de Succession outrerte de Driss Chraïbi en 1962, ou encore du Passaeer de l'occident et de L'exil et le désarroi de Nabile Farés (1971 et 1977). Mêmc en ce qui concerne Les Boucs, on peut considérer que l'exil en est davantage le thème que l'émigration. Cette dernière n'y est décrite réritablemeil' en tant que telle que dans un seul court chapitre (chap. 4 de la 2' partie) à travers le récit des tribulations de Yalann Waldick lors de sa première arrivée en Frsnce. Les personnages nommés (1 les boucs » dans le roman sont un cas extrGnie de dépersonnalisation, qui est surtout prétexte à un travail litthraire et à une étude à leur propos du langage raciste. Dans une certaine mesure la probléinatique de ce roman est donc davantage cellc de l'intellectuel dit acculturé n. que l'on trouvait déjà dans Le Passé sirrrple, et qui sera encore celle de Succession oiiiierle. Il y a, ainsi, une sorte de paradoxe apparcnt du peu de place dans le roman maghrébin d'avant les années 70. de cette dimension essentielle d'une société que cette littérature se propose encore à cette époque de décrire. Et il est non moins paradoxal de voir le thème se développer à partir des années 70. alors que le 398 CH. BONN roman maghrébin est de moins en moins description d'un référent, et réfléchit au contraire beaucoup plus sur le développement de sa propre écriture, laquelle a peu à peu manifesté son autonomie par rapport à une demande descriptive souvent extérieure. Ce paradoxe interroge sur la validité d'une description des textes à partir de leur seul contenu, lu par rapport à une réalité sociologique extérieure à l'énonciation romanesque. Il invite au contraire à s'interroger sur la nature méme du discours romanesque maghrébin : i'explication sociologique, on le verra, ne peut être exclue, bien au contraire. Mais au lieu de porter paresseu- sement sur le seul signifié, en une paraphrase qui évite à la fois l'étude sérieuse de l'écriture et celle des structures sociales réelles, cette lecture sociologique s'attachera prioritairement au signifiant. Signifiant dont on a vu depuis long- temps, en ce qui concerne les textes littéraires, que son inscription historique et sociologique était bien plus significative que celle du signifié. On évitera donc ici de ne s'attacher dans le roman maghrébin qu'à ce qu'il dil, comme si le texte qui dit était une évidence transparente, et l'on s'attachera plutôt à ce qu'il est. Le choix d'un genre littéraire, en particulier, n'est jamais anodin, car tout genre littéraire a son histoire et sa localisation sociale, quel que soit son signifié descriptif. La relation entre le roman maghrébin et le référent « émigration » sera donc ici celle du signifiant « roman maghrébin » avec ce référent, beaucoup plus que celle de son signifié. Et c'est bien au niveau de ce signifiant et de son histoire propre que l'on pourra proposer quelques éléments de réponse. Lors de sa naissance et de sa constitution en littérature jusque dans les années 70, le roman maghrébin a pour fonction essentielle de dire le lieu Maghreb. Ce lieu est en effet la justification et l'emblème des idéologies nationalistes, qui proclament l'identité collective face à la négation coloniale. Et de inême ce lieu est le prétexte, la justification et l'emblème d'une littérature maghrébine qui va s'en réclamer pour affirmer sa spécificité devant une lecture essentiellement française à ses débuts. La littérature maghrébine a pu surgir, dans les années 50, parcequ'il coniinençait à y avoir une « question maghrébine » dans la conscience politique et culturelle internationale. Elle s'est constituée par accumulation de textes diffusés grace à l'intérêt suscité progressivement par cette question ». La naissance et le développement du roman maghrébin et de l'idéologie nationaliste i< progressiste » sont donc en quelque sorte concomitants et liés. Ils sont inséparables d'un militantisme comme d'une lecture tous deux internationaux, au nom d'un humanisme dont Abdelkebir Khatibi dans son Roman rnaglirébin a montré qu'il était celui, en partie, d'une gauche française favorable aux Indépendances. Or. roman et idéologie progressiste sont bien souvent liés aussi dans l'histoire du genre romanesque, particulièrement dans le xrxe siècle européen. L'un et l'autre se réclament du « réalisme n. réalisme « socialiste )) et réalisme descriptif renvoyant à une même scientificité généralisante, universelle. Mais dans L i n contexte de décolonisation l'un et l'autre sont perçus comme délivrant à la face du Monde un message idéologique : l'identité. Cette perception de ces deux testes liés dans un même double projet est encore la perception d'une L'EXIL DE LA PAROLE 399 grande partie des lecteurs des deux côtés de la Méditerranée : au Maghreb on demande au romancier de langue française d'être le témoin objectif, tant de l'identité que des injustices ou des aspirations des masses; en Europe on lit ces textes comme des documents, dans une généreuse optique Tiers-Mondiste leur enlevant non sans paternalisme inconscient toute dimension plus spécifiquement littéraire. Et la plupart des textes entrés dans ce qu'on peut déjà appeler une Histoire de la littérature maghrébine de langue française répondant à cette double attente qui les a fait naître en tant que groupe littéraire. C'est bien le cas, si l'on suit la périodisation de Khatibi. aussi bien des romans « ethnographi- ques » du début, que des romans « de l'acculturation » qui suivirent, que des romans «engagés » autour de 1960. Dire le lieu est bien ce projet qui fic disparaître un temps la contradiction entre la vocation à l'universel d'un réalisme « progressiste », et l'affirmation localisée d'identités nationales et parfois reli- gieuses. Ce projet est la tension fondatrice, en quelque sorte, d'une écriture paradoxale, et celle-là même qui camouflait en historicité supposée la duplicité d'une perception de ces textes à travers le seul prisme d'une Histoire de leurs contenus signifiés. Mais ce dire du lieu fondateur du texte exclut le référent non-localisé par définition qu'est l'émigration. Car c'est bien comme objet non-localisé qu'est décrite l'émigration dans sa perception idéologique consacrée des deux côtés de la Méditerranée : n'y est-elle pas à chaque fois définie essentiellement par rapport à un lieu identitaire d'origine, et non de séjour, y-compris pour ce qu'on appelle la «deuxième génération », qui n'a souvent jamais vu le lieu d'origine de ses parents ? Quelle que soit la réalité de l'émigration-immigration, quel que soit son vécu quotidien concret, quelles que soient les réelles difficultés psychologiques et culturelles de «retours » bien souvent hypothétiques, les définitions identitaires, tant par les autorités des pays dits (1 d'origine » que par les divers discours sur l'immigration en Europe s'articulent le plus souvent par rapport à un pays-emblème qui reste la seule référence identitaire pensable pour les émigrés-immigrés. Qu'elle soit ou non partagée par les intéressés, cette définition identitaire nie donc bien comme une sorte d'entorse impensable à sa logique de discours le lieu de vie réel de l'immigré. toujours présenté comme une parenthèse ou un exil : nonlieu. Les débats auxquels on assiste parfois entre « immigrés de la Ze génération » et étudiants maghrébins de passage en France montrent surtout de la part de ces derniers une incapacité à entendre le langage de leurs interlocuteurs imprévus. C'est pourquoi la non-localisation de l'émigration par les discours sur elle échappe à la tension vers un dire du lieu qu'on a vu être la caractéristique essentielle cie la littérature maghrébine dans sa phase de constitution d'elle-même, comme des discours nationalistes maghrébins, comme les discours progressistes en général sur le Tiers-Monde. Aussi uploads/Litterature/ roman-maghrebin-emigration-et-exil-de-la-parole.pdf

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