Document généré le 17 fév. 2018 08:03 Études françaises L’intérêt romanesque et

Document généré le 17 fév. 2018 08:03 Études françaises L’intérêt romanesque et les aventures poétiques de Jacques le fataliste Jan Herman Les lieux de la réflexion romanesque au XVIIIe siècle : de la poétique du genre à la culture du roman Volume 49, numéro 1, 2013 URI : id.erudit.org/iderudit/1018795ar DOI : 10.7202/1018795ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Herman, J. (2013). L’intérêt romanesque et les aventures poétiques de Jacques le fataliste. Études françaises, 49(1), 81– 100. doi:10.7202/1018795ar Résumé de l'article Pour Jan Herman, l’autoréflexivité dans Jacques le fataliste se traduit par trois aventures poétiques intimement liées. Tout d’abord, le récit de Diderot met en évidence le difficile équilibre entre l’arbitraire d’une liberté sans limites que possède le romancier et la nécessité de respecter les contraintes du code légué par la tradition. La figure d’autoréflexivité est ici la métalepse. Ensuite, le discours diderotien réfléchit sur la nécessité de fonder l’autorité du texte sur sa possibilité matérielle moyennant un « récit génétique ». La figure d’autoréflexivité est ici l’ironie. La gourde de Jacques se trouve au centre d’une troisième aventure, qui concerne l’inspiration. À travers la figure de la dive bouteille, le récit évoque une culture de l’ivresse à laquelle il ne peut participer que par une mise en abyme qui la rend irrécupérable. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2013 L’intérêt romanesque et les aventures poétiques de Jacques le fataliste jan herman Toute production littéraire d’Ancien Régime repose sur deux piliers : la rhétorique et la poétique. La rhétorique étudie les moyens qui per- mettent d’aboutir à la fin visée. La poétique s’occupe de la mise en forme du fictionnel. S’il est vrai que le discours romanesque, dont on a souvent enregistré la spectaculaire montée dans le courant du xviiie siècle, participe des deux domaines, il n’en est pas moins vrai qu’il trouvait en la rhétorique un corps de principes confirmé par une tradi- tion séculaire, alors qu’à la fin de ce même siècle, aucune poétique cohérente du nouveau genre n’avait été mise en place, en dépit des tentatives relativement systématiques d’un Lenglet Dufresnoy et d’un Marmontel ou des moins systématiques « Idées sur le roman » du mar- quis de Sade ou de l’Essai sur les fictions de madame de Staël. La « poé- tique du roman » se développe dans la marge des textes mêmes, dans leur épitexte : préfaces et avertissements d’une part, et commentaires dans les périodiques plus ou moins spécialisés d’autre part, constituent un corps hétérogène de réflexions dans lequel, rétrospectivement, le théoricien du roman peut reconnaître un certain système. Mais cette « poétique du roman » est aussi l’affaire du roman même qui, par auto- réflexion et de façon spéculaire, réfléchit sur son statut fictionnel, sur sa raison d’être, sur ce qui le distingue d’autres discours, par rapport auxquels il se taille un secteur particulier du champ discursif de l’épo- que. Cette autoréflexivité du roman, qui constitue ce qu’on pourrait appeler une « poétique endogène du roman », en marque aussi, à pro- prement parler, l’intérêt. 82 tudes franaises • 49, 1 Ce que nous appelons, à l’instar de Charles Grivel1, l’intérêt roma- nesque est nécessaire au pacte de lecture. Quels sont les articles de ce contrat ? Il dépend tout d’abord de l’équilibre entre l’immense liberté dont dispose le romancier et les contraintes que lui impose le code discursif adopté : liberté d’inventer et nécessité de circonscrire cette liberté par un ensemble de prémisses qui définissent le discours narra- tif à un moment donné. Ensuite, l’intérêt romanesque procède de la façon dont le romancier répond à la nécessité d’expliquer la possibilité matérielle et le droit à l’existence du texte : comment l’histoire est-elle devenue le texte que le lecteur tient entre les mains ? Enfin, cet intérêt résulte de la manière dont le texte règle la question de son origine, de sa provenance, de l’« auctorialité » qui l’a inspiré. Ce ne sont pas les seuls articles du contrat de lecture, mais ils sont sans aucun doute parmi les plus intéressants. Jacques le fataliste se situe à la fin de cette période de gestation d’une poétique endogène du roman. Diderot qui, avec l’Éloge de Richardson, a aussi laissé une importante réflexion « exogène » sur le « genre » du roman, réalise dans son grand roman un exploit autrement profond. Dans Jacques le fataliste convergent trois lignes de pensées sur le roman dont chacune, à la fin de l’Ancien Régime, a sa propre tradition. Trois articles du contrat de lecture. Trois aventures poétiques de Jacques, qui sont autant de manières pour Diderot de penser, par autoréflexion, la poétique du roman et d’en produire l’intérêt. Première aventure poétique : liberté et nécessité La première aventure poétique de Jacques le fataliste est d’ordre à la fois thématique et structural. Il concerne le « Grand Rouleau ». Dans le roman comme au théâtre, l’intérêt à produire dépend d’une causalité, motivée par le cadre référentiel où les événements ont lieu. Cet univers d’ensem- ble existe d’avance et répond au plan ou au dessein d’un « auteur ». Dès qu’il s’agit de produire l’intérêt, tout événement doit être motivé par une cause ou une raison d’être. Mais, en même temps, l’art du roman et l’art du dramaturge consistent à cacher cette causalité « régressive2 », cette 1. Charles Grivel, La production de l’intérêt romanesque, Amstelveen, Hoekstra, 1973. 2. Marc Escola, « Le clou de Tchekhov », dans Marc Escola, Jan Herman, Lucia Omacini, Paul Pelckmans et Jean-Paul Sermain, La partie et le tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières, Louvain, Paris et Walpole, Peeters, coll. « La République des lettres », no 46, 2011, p. 110. 83 les aventures poétiques de jacques le fataliste « détermination rétrograde3 ». Diderot et le narrateur, son porte-parole, ne disent pas autre chose : Mais quelle autre couleur n’aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens ? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d’être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière. — Pourquoi pas tué ? — Tué, non. J’aurais bien su appeler quelqu’un à son secours ; ce quelqu’un-là aurait été un soldat de sa compagnie : mais cela aurait pué le Cléveland à infecter. La vérité, la vérité ! — La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate ; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu’y a-t-il d’intéressant ? Rien. — D’accord. — S’il faut être vrai, c’est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine ; la vérité a ses côtés piquants, qu’on saisit quand on a du génie ; mais quand on en manque ? — Quand on en manque, il ne faut pas écrire4. Le génie de Molière et de Richardson consiste à savoir cacher la causa- lité régressive qui, quand elle transparaît, rend visible dans la réalité représentée l’existence d’un « Grand Rouleau ». C’est le défaut de l’abbé Prévost. Richardson fait exception au défaut des faiseurs de romans qui ne parviennent pas à maîtriser la causalité régressive : Tandis que Jacques vide à terre sa gourde, son maître regarde à sa montre, ouvre sa tabatière, et se dispose à continuer l’histoire de ses amours. Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s’acheminant à grands pas ; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine ? — Mais il est mort. — Vous le croyez… ? Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l’hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise, sa fille ? Un faiseur de romans n’y manquerait pas ; mais je n’aime pas les romans, à moins que ce ne soit ceux de Richardson. Je fais l’histoire, cette histoire intéressera ou n’intéressera pas : c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli. Ainsi, je ne ferai point revenir frère Jean de Lisbonne ; ce gros prieur qui vient à nous dans un cabriolet, à côté d’une jeune et jolie femme, ce ne sera point l’abbé Hudson. (JF, 260-261, je souligne) 3. uploads/Litterature/ herman-pdf.pdf

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