Détail de la fresque de Raphaël « L’école d’Athènes », censé re- présenter Anax

Détail de la fresque de Raphaël « L’école d’Athènes », censé re- présenter Anaximandre de Milet. Le 17 février 1600, Giordano Bruno est brûlé vif à Rome par l’Inquisition : la liberté d’esprit face à la pensée unique. L’article qui suit lui rend hommage. Je le reprends d’une de mes publications pa- rue en mai 2007 dans la Revue Europe n°937. Bruno et Galilée au regard de l’infini « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini » Louis Aragon, Une vague de rêves (1924) Une des questions les plus anciennes à propos de l’univers est de savoir quelle est son étendue. Est-il fini ou infini ? Il va de soi que la question n’est pas seulement d’ordre scientifique, mais qu’elle a suscité nombre de débats philosophiques et théologiques. Selon les époques et les cultures, la réponse a oscillé, telle une valse hésitante, entre ces deux visions radicalement opposées du monde. On ne peut analyser les positions respectives de Giordano Bruno et de Galileo Galilei face à cette question sans remonter aux sources mêmes de la pensée cosmologique occidentale. Dès le VI siècle avant notre ère, dans la Grèce antique, les premières écoles de savants et de philosophes, dites «présocratiques », tentent chacune à leur façon d’expliquer rationnellement le «monde », c’est-à- dire l’ensemble formé par la Terre et les astres conçu comme un système organisé. Pour Anaximandre, de l’école de Milet, le monde matériel où se déroulent les phénomènes accessibles à nos investigations est nécessairement fini. Il est toutefois plongé dans un milieu qui l’englobe, l’apeiron, correspondant à ce que nous considérons aujourd’- hui comme l’espace. Ce terme signifie à la fois infini (illimité et éternel) et indéfini (indéterminé). Pour son contemporain Thalès, le milieu universel est constitué d’eau et le monde est une bulle hé- misphérique flottant au sein de cette masse liquide infinie. On retrouve cette conception intuitive 4K e ASTRONOMIE, HISTOIRE DES SCIENCES, MES PUBLICATIONS HOMMAGE À GIORDANO BRUNO : L’IVRESSE DE L’INFINI FÉVRIER 17, 2020 | JEAN-PIERRE LUMINET | 16 COMMENTAIRES LUMINESCIENCES : le blog de Jean-Pierre LUMINE… Buste de Démocrite Détail d’une fresque de l’Université Nationale d’Athènes représentant Anaxagore. Artiste : Eduard Lebiedzki, d’après un dessin de Carl Rahl (vers 1888). d’un monde matériel fini baignant dans un espace-réceptacle infini chez d’autres penseurs : Héra- clite, Empédocle, les stoïciens notamment, qui ajoutent l’idée d’un monde en pulsation, passant par des phases de déflagrations et d’explosions périodiques. L’atomisme, fondé au V siècle par Leucippe et Démocrite, prône une tout autre version de l’infini cosmique. Il soutient que l’univers est construit à partir de deux éléments primordiaux : les atomes et le vide. Indivisibles et insécables (atomos signifie « qui ne peut être divisé »), les atomes existent de toute éternité, ne différant que par leur taille et leur forme. Ils sont en nombre infini. Tous les corps résultent de la coalescence d’atomes en mou- vement; le nombre de combinaisons étant infini, il en découle que les corps célestes sont eux-mêmes en nombre infini : c’est la thèse de la pluralité des mondes. La formation des mondes se produit dans un réceptacle sans bornes : le vide (kenon). Cet « espace » n’a d’autre propriété que d’être infini, de sorte que la matière n’influe pas sur lui : il est absolu, donné a priori. Schéma du cosmos atomiste La philosophie atomiste est fermement critiquée par Socrate, Pla- ton et Aristote. De plus, en affirmant que l’univers n’est pas gouver- né par les dieux, mais par de la matière élémentaire et du vide, elle entre inévitablement en conflit avec les autorités religieuses. Au IV siècle avant notre ère, Anaxagore de Clazomènes est le premier savant de l’histoire à être accusé d’impiété – en quelque sorte le malheureux précurseur de Bruno et Galilée; toutefois, défendu par des amis puissants (Périclès !), il est acquitté et peut s’enfuir loin de l’hostilité d’Athènes. Grâce à ses deux plus illustres porte-pa- role, Épicure (341-270 av. J.-C.) – qui fonde la première école admettant des femmes pour étu- diantes –, et Lucrèce (I siècle av. J.-C.), auteur d’un magnifique poème cosmologique, De la nature des choses, l’atomisme n’en demeure pas moins florissant jusqu’à l’avènement du christianisme. e e er Une édition anglaise du poème de Lucrèce Parménide, au V siècle avant notre ère, est peut-être le premier représentant du finitisme cosmo- logique. Selon lui, le Monde, image de l’Etre Parfait, est pareil à une « balle bien ronde » et possède nécessairement des limites. Dans Le Timée, Platon (428-347) introduit un terme spécifique, khora, pour désigner l’étendue ou espace en tant que réceptacle de la matière, et défini par elle. Il le considère comme fini, clos par une sphère ultime contenant les étoiles. De la même façon, Aristote (384-322) prône une Terre fixe au centre d’un monde fini, circonscrit par la sphère qui contient tous les corps de l’univers. Mais cette sphère extérieure n’est « nulle part », puisque au-delà il n’y a rien, ni vide ni étendue. Platon et Aristote au centre de la fresque de Raphaël, « l’Ecole d’Athènes » (1511) Il existe ainsi, dans l’Antiquité grecque, trois grandes écoles de pensée cosmologique. L’une, qui rassemble les milésiens, les stoïciens, etc., fait la distinction entre le monde physique (l’univers ma- tériel) et l’espace : l’univers est considéré comme un îlot de matière fini plongé dans un espace ex- tracosmique infini et sans propriété, qui l’englobe et le contient. Les deux autres, atomiste et aris- totélicienne, considèrent que l’existence même de l’espace découle de l’existence des corps; le monde physique et l’espace coïncident; ils sont infinis pour les atomistes, finis pour les aristotéliciens. La conception stoïcienne du cosmos Les premiers théologiens du christianisme ne s’y trompent pas : ils rejettent violemment la philo- sophie atomiste, qui est matérialiste, mais aussi la doctrine aristotélicienne, qui implique un temps éternel et un univers non créé. Les modèles cosmologiques du Haut Moyen-Âge reviennent aux conceptions archaïques des milésiens, à savoir un cosmos fini baignant dans le vide, à la distinction près que le cosmos revêt maintenant la forme d’un tabernacle, ou celle d’un cœur ! L’univers en forme de tabernacle, selon le moine byzantin Cosmas Indicopleustes e La cosmologie d’Aristote, perfectionnée par l’astronomie de Claude Ptolémée (vers 150 de l’ère chrétienne), est toutefois réintroduite en Occident au XI siècle, grâce aux traductions et aux com- mentaires arabes, et aménagée pour satisfaire aux exigences des théologiens. Notamment, ce qui se situe au-delà de la dernière sphère matérielle du monde acquiert le statut d’espace, sinon phy- sique, du moins éthéré ou spirituel. Baptisé «Empyrée », il est considéré comme le lieu de rési- dence de Dieu, des anges et des saints. Ce cosmos médiéval aristotélo-chrétien, si bien illustré par La divine comédie de Dante, est non seulement fini et centré sur la Terre fixe, mais il est très petit : la distance de la Terre à la sphère des étoiles fixes est estimée à 20 000 rayons terrestres, de sorte que le paradis, à sa frontière, est raisonnablement accessible aux âmes des défunts. Le chrétien trouve naturellement sa place au centre de cette construction. e Système du monde médiéval dans la Cosmographie d’Apianus) Si ce modèle d’univers s’impose rapidement, il n’empêche pas la résurgence d’idées atomistes. Après la redécouverte du manuscrit de Lucrèce, le cardinal allemand Nicolas de Cues (1401- 1464) plaide en faveur de l’infinité de l’Univers, de la pluralité des mondes habités et du mouve- ment de la Terre dans son Traité de la Docte Ignorance (vers 1440). Mais son argumentation reste principalement métaphysique : l’univers est infini parce qu’il est l’œuvre de Dieu, lequel ne saurait être limité dans ses œuvres. La docte ignorance, de Nicolas de Cuse Un siècle plus tard, le chanoine polonais Nicolas Copernic (1473-1543) réintroduit l’héliocen- trisme, vieille hypothèse déjà formulée au III siècle avant notre ère par Aristarque de Samos mais restée en sommeil, malgré la tentative de Nicolas de Cues. Son De Revolutionibus (1543) pose les hypothèses que la Terre n’est pas le centre de l’Univers ; que toutes les sphères tournent autour du Soleil, centre de l’Univers ; que tout mouvement céleste est produit par le mouvement de la Terre et non par celui du firmament ; que la Terre effectue une rotation complète autour de ses pôles en un jour et une révolution complète autour du Soleil dans le plan de l’écliptique en une année. Copernic conserve toutefois la conception aristotélicienne d’un univers fini, enclos à l’intérieur de la sphère des étoiles fixes. Il le déclare seulement immense, et renvoie la balle aux philosophes. Néanmoins, l’héliocentrisme porte en germe une révolution fondamentale : tant que l’univers était en rotation autour de la Terre fixe, il était difficile d’imaginer qu’il puisse être infini. La diffi- culté disparaît dès qu’il est reconnu que le mouvement apparent du ciel est dû au mouvement ter- restre. En outre, Copernic élargit le Monde médiéval. Son modèle est 2000 fois plus grand que ce- lui de Ptolémée : il constitue un tout petit pas vers l’infini, mais en uploads/Litterature/ hommage-a-giordano-bruno-l-x27-ivresse-de-l-x27-infini.pdf

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