MARCEL BRION Hugo von Hofmannsthal : élucidation d'un conte « Il avait coutume

MARCEL BRION Hugo von Hofmannsthal : élucidation d'un conte « Il avait coutume de dire : « Là où tu dois mourir, tes pas te mène- ront », et il se voyait, comme un roi qui s'est égaré à la chasse, dans une forêt inconnue au milieu d'étranges plantations, marchant vers une desti- née admirable encore qu'énigmatique. Il disait aussi : « Quand la maison est prête, la mort fait son entrée », et il la voyait lentement venir sur le pont supporté par des lions ailés qui conduisait à son palais, cette maison qui était prête elle aussi et remplie du merveilleux butin de sa vie (1). » Ce n'est pas seulement parce qu'elle se situe dans un Orient de fan- taisie, où Hugo von Hofmannsthal se laissait volontiers entraîner par cette imagination qui lui inspira aussi la Femme sans ombre et la Pomme d'or, que cette histoire se réfère par son titre aux Mille et Une Nuits, mais surtout parce qu'on y voit exprimée cette conscience ironique de la fatalité, cette différence radicale entre l'espéré et l'accompli, le rêve et le réalisé, qui est un des moteurs principaux des contes arabes ou per- sans. Tous les événements qui se succéderont dans l'aventure du fils de marchand contrediront amèrement ses ambitions et ses souhaits. Au lieu d'un roi égaré dans de magnifiques forêts (2), il sera un voyageur inquiet et las, égaré dans le labyrinthe sordide de ruelles de faubourgs. Ce ne sera pas un pont supporté par des lions ailés qui le portera vers son destin, mais une passerelle grossière surplombant un caveau muré, et le palais de la mort se résumera en une lugubre chambre de caserne, hideuse et empestée, où il mourra seul et désespéré. Au lieu de contempler, au moment d'en prendre congé, le merveilleux butin de sa vie, il constatera que sa vie a été irrémédiablement manquee, qu'elle fut, par sa faute, une (1) Das Märchen der 672. Nacht, dans le vol. Erzählungen, Gesammelte Werke ; p. 9 à 35. Une traduction française par Etienne Coche de la Ferté a paru dans le Réalisme magique de Hugo von Hofmannsthal, numéro d'homma- ge des Cahiers du Sud, 42* année, vol. 333. (2) Aux étranges plantations répondront les fleurs de cire — artificielles —, de la deuxième serre. 526 suite de manques et d'échecs. Il maudira, jusqu'à son dernier soupir, la vie et la mort, qui l'ont également déçu et dupé. Le Conte de la 672* Nuit décrit l'itinéraire vers la mort de ce fils de marchand qui quitte le monde heureux du paradisiaque jardin où il vivait dans une confortable et paisible tranquillité de cœur et d'esprit, pour aller à la rencontre de sa fin qui l'attend dans une cour de caserne, tous les événements de son voyage le dirigeant, par une succession de hasards déterminés, juste sous le sabot du cheval qui lui écrasera la tête. La façon dont les événements et les personnages de cette histoire devien- nent les instruments de la fatalité et se passent de l'un à l'autre le voya- geur ignorant le sort qui l'attend évoque une suite de reflets dans des miroirs, dont l'effet est de retenir le fils de marchand, et de le conduire simultanément sur les routes du souvenir, qui l'aveuglent au présent, et sur le chemin de ce bref avenir qui, après une seule journée de marche et de haltes, débouche directement dans la mort. Le fils de marchand est condamné parce que, dans ses rapports avec les choses, il n'a pas respecté cette loi de relation que Hugo von Hof- mannsthal exprimait dans la Lettre du dernier Contarini : « Chaque objet que nous possédons est un pressentiment, un succédané d'un plus beau... un balcon du haut duquel nos désirs regardent dans l'infini (3) ». La façon même qu'il a de jouir des objets et des êtres ne quitte pas le plan du non totalement achevé, du partiellement accompli, de la velléité. On pourrait dire, en un certain sens, que le héros de la comédie intitulée Der Schwierige (4) est une transposition ironique, et privée de toutes les acceptions dramatiques actives ici, du fils de marchand de cette 672* Nuit; en un certain sens, aussi, Andréas, héros d'un roman inachevé (5) et qui, pour cette raison même probablement, ne pouvait pas être achevé. Ce conte peut être regardé, pour cela, comme une des clefs de l'ensemble de l'œuvre de Hofmannsthal, et comme l'expression d'une des inquiétudes majeures qui le préoccupaient. A la manière des conteurs orientaux, il parle en paraboles, et articule suivant une série de figures symboliques le « voyage aux enfers » que son héros entreprend un jour, et dont il ne reviendra pas. Ce voyage aux enfers se déroule aussi comme les « degrés » d'une initiation aux mystères majeurs — ceux-ci étant la mort, puisque l'idée de la mort s'est emparée de l'esprit du jeune homme au point même de supplanter l'amour de la vfe, la joie de vivre. Ce voyage est, en ce sens, une évasion réussie, une progression du précaire au définitif, de l'illusoire au réel, suivant une succession d'actes dont chacun a pour objet de le conduire dans la cour de caserne où la Mort l'attend. Au cours de ce voyage, tout ce qui l'attire et tout ce qui le repousse tend de la même manière, inévitablement, à la mort. Il quitte cette vie apparente qu'il menait dans son jardin-paradis terrestre pour le fait évident de la mort. (3) Der Brief des letzten Contarini, dans le vol. Erzählungen. (4) Der Schwierige, dans le vol. Lustspiele. (5) Andreas oder die Vereinigten, dans le vol. Erzählungen. 527 Le fils de marchand est un personnage qui ne peut échapper à son illu- sion qu'en atteignant la seule forme d'être qui lui est possible : l'anéantis- sement. Il n'était pas, en effet; ses domestiques, absolument réels, eux, essayaient de lui communiquer quelque chose de la substance de leur propre vie, solide, efficace, agissante. L'hypothèse de Grêle Schaeder (6) selon laquelle ils représenteraient « les quatre âges de la vie » est sédui- sante : la très vieille femme de charge, le maître d'hôtel d'âge mûr, la belle jeune fille de dix-huit ans, l'enfant de quinze ans, personnifient quatre étapes différentes sur le chemin de notre vie. On pourrait les com- parer, aussi, aux quatre fleuves du Paradis terrestre, le jardin préféré du fils de marchand étant pour celui-ci un paradis. Ces domestiques sont les points fixes auxquels son existence vague s'accroche ; ils retiennent sa vie, prête à s'éparpiller ; situés aux angles de l'espace habité par le jeune homme, ils sont rattachés les uns aux autres par des lignes droites — les côtés du carré —, mais lui-même, placé au. centre de ce carré, n'est relié à eux que par des chemins tortueux, des méandres équivoques, et moralement il est incapable de les rejoindre et demeure solitaire, à égale distance de chacun d'eux, malgré leur empressement et leur solli- citude. Ce qui ne l'empêche pas d'être aussi absent de lui-même, et, comme le fait remarquer Edgar Hederer (7), « davantage dans tout ce qui l'entoure qu'en lui-même ». // ne peut s'empêcher d'appartenir, pour des raisons secrètes, aux choses qui l'entourent, plus qu'il ne s'appartient à lui-même. Le voyage vers les enfers aura donc la signification d'une prise de cons- cience de soi, par le détachement des autres, et d'une connaissance plus complète de ces autres eux-mêmes, par le rôle que leurs reflets ou leurs ombres vont jouer dans les diverses péripéties. A la vie statique dans le jardin, où tout était immobilité, suspens, attente, succède une mise en marche des êtres et des choses, tout entre en mouvement, au moment où le fils de marchand accomplit l'acte fatidique de quitter le jardin pour aller en ville. Cette décision déclenche une série de réactions en chaîne, déter- minées les unes par les autres, selon la logique même du drame et de l'ironie. Tout cela nous autorise à voir dans le Conte de la 672' Nuit, comme je l'ai écrit ailleurs (8), « le type le plus évident et le plus saisissant du Mârchen initiatique ». Le fils de marchand est âgé de vingt-cinq ans, il se trouve nel mezzo del camino di nostra vita, comme Dante à l'époque où il commençait son voyage aux enfers. A cet âge il convient que la grande aventure de la connaissance poursuive sa route vers le centre. Connais- sance de soi et connaissance du monde invisible font l'objet de ce déplacement dans l'espace et le temps, qui s'achèvera par une succession de détachements, chaque degré de l'initiation exigeant que le « vieil (6) Grete Schaeder. Hugo von Hofmannsthal. I. Die Gestalten. Berlin 1933. (7) Edgar Hederer. Hugo von Hofmannsthal. S. Fischer Verlag, 1960. (8) Marcel Brion, Hofmannsthal et l'expérience du Labyrinthe, dans Cahiers du Sud, 42 e année, vol. 333. 528 homme » laisse une partie de lui-même à chaque seuil où l'attend une régénération, une renaissance. La nécessaire lenteur de ce voyage initiatique, opérant uploads/Litterature/ hugo-von-hofmannsthal-elucidation-d-x27-un-conte-marcelbrion.pdf

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