Kentron Revue pluridisciplinaire du monde antique 20 | 2004 La démesure Hybris-
Kentron Revue pluridisciplinaire du monde antique 20 | 2004 La démesure Hybris-Démesure ? Philologie et traduction Jean-Marie Mathieu Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kentron/1820 DOI : 10.4000/kentron.1820 ISSN : 2264-1459 Éditeur Presses universitaires de Caen Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2004 Pagination : 15-45 ISBN : 2-84133-251-9 ISSN : 0765-0590 Référence électronique Jean-Marie Mathieu, « Hybris-Démesure ? Philologie et traduction », Kentron [En ligne], 20 | 2004, mis en ligne le 09 avril 2018, consulté le 14 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/kentron/1820 ; DOI : 10.4000/kentron.1820 Kentron is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 3.0 International License. Kentron, no 20, 1-2 – 2004 HYBRIS-DÉMESURE ? PHILOLOGIE ET TRADUCTION Pour l’helléniste de ma génération, voire d’une génération plus récente, voire même pour l’honnête homme cultivé français, comme on disait autrefois, démesure est d’abord l’équivalent typique, stéréotypé, du mot grec p`lfn, que l’on transcrit d’ailleurs aussi parfois purement et simplement en hybris 1, lorsque, dans quelque ouvrage ou article, on n’est pas tenu au rôle du traducteur qui doit en principe évi- ter le calque. Le dernier dictionnaire grec-français, le Magnien-Lacroix, donne ce mot de démesure comme sens premier et focal à retenir pour traduire le mot grec hubris (p`lfn)2. Démesure est en effet un vieux mot français contemporain des chan- sons de geste et qui était alors employé au physique et au moral, en bonne comme en mauvaise part. Tombé en désuétude après le xve siècle, il est néanmoins signalé en 1863 par Littré qui le trouvait excellent, et souhaitait le voir « rétablir à l’aide de démesuré ». Les dictionnaires français de la seconde moitié du xxe siècle consacrent ce rétablissement, mais, conformément à la définition de Littré, essentiellement au sens moral et toujours en mauvaise part, et, qui plus est, bien souvent avec des im- plications métaphysico-religieuses qui en font alors un dépassement des limites de la condition humaine et une usurpation du divin. Cette renaissance s’est surtout faite à l’aide des hellénistes et du mot hybris 3 : le Trésor de la langue française cite un 1. Cette transcription est utilisée aussi dans d’autres langues modernes dont en particulier l’anglais. Contrairement à ce qui se passe en français, le terme figure même dans les entrées des dictionnaires : ainsi le Robert-Collins de 1978 le présente sous la forme hubris, avec la traduction « orgueil (déme- suré) » ; on le trouve dans le New Collins in one volume de 1987 sous la forme « hubris or hybris », avec les définitions : « 1. pride or arrogance 2. (in Greek tragedy) an excess of ambition, pride, etc. ultimately causing the transgressor’s ruin ». 2. Quand je translitère en caractères latins, j’écris hubris. Quand je cite un texte en langue moderne ayant utilisé le calque ou que j’y fais allusion, j’écris hybris. 3. Les autres langues qui utilisent le calque hybris (voir un bel exemple en Fisher 1992, 2, n. 3) ne dis- posent pas du terme démesure. L’ouvrage de N.R.E. Fisher est une somme importante sur p`lfn dans la littérature grecque ancienne ; il vise toutefois plusieurs buts à la fois dans sa critique de ce qu’il nomme (p. 4) « the traditional view », point de vue qui ne concerne, dit-il, que « (a particular), essentialy religious, meaning of hybris » (cf. les traductions françaises et les définitions anglaises du mot anglais citées à ma note 1). Les buts visés par l’auteur sont : une étude proprement sémantique ou lexicologique concernant le terme p`lfn, une étude historique concernant les valeurs liées à la condamnation grecque de l’p`lfn, une étude d’interprétation des textes où l’on a voulu voir de l’hybris La démesure 16 texte de philosophie religieuse qui parle de la « démesure de l’hybris » 4, et le Grand Dictionnaire Larousse un passage de Paul Mazon qui oppose la démesure de Zeus à la symétrique démesure de Prométhée5. Paul Mazon, qui, en 1928, dans sa traduction 4. et en particulier une interprétation du sens proprement tragique de la tragédie (voir mon c. r. en Kentron, 11, 1995, qui note déjà certains points que je développe un peu ici). Dans les premières pages de l’ouvrage de N.R.E. Fisher, on trouve un état de la question (où le lecteur français pourrait ajou- ter des noms français aux représentants cités de ce que N.R.E. Fisher nomme le point de vue tradi- tionnel), ainsi que l’indication des réactions qui se sont manifestées contre la tradition dans le monde anglophone après la Seconde Guerre mondiale (p. 3-4). 4. TLF, t. 6, 1978, 1068. Citation pour illustrer le sens B de démesure « Attitude excessive, dépassant les bornes ». Le texte cité, référencé de façon incorrecte, est emprunté au morceau rédigé par Roger Mehl, théologien de Strasbourg dans l’Encyclopédie française (parue en fascicules de 1937 à 1959), au t. XIX : Philosophie, Religion (1957), soit « Deuxième Partie : Religion, Section A, Esquisse d’une phé- noménologie de la religion, Chapitre V : La chute et le salut, 1 – Le péché et la chute » ; le texte cité figure dans ce tome XIX au fascicule 40, p. 2 (et non p. 4082) ; je reproduis le passage de Roger Mehl en citant un peu plus largement que dans l’article du TLF et en mettant en italiques ce qui est cité dans le TLF : « L’intention de l’homme pécheur, lorsqu’il met en doute la parole de Dieu, c’est de s’égaler à Dieu. Le péché est donc une révolte de l’homme contre sa condition de créature. On remar- quera ici la concordance de la pensée biblique avec la pensée grecque, pour laquelle la racine du péché était précisément la démesure de l’hybris (c’est moi qui souligne). Refus d’être créature et de garder dans l’alliance avec Dieu la place que celui-ci a assignée à la créature, voilà le péché et c’est ce qui ex- plique pourquoi les moralistes ont toujours donné à l’orgueil une place éminente parmi tous les vices. Ce point de vue n’est pas inexact, mais il convient de préciser qu’il s’agit ici d’un orgueil très particulier : la prétention de la créature de s’égaler au Créateur en déterminant elle-même de façon souveraine, le bien et le mal. On voit du même coup comment s’articulent deux thèmes qui ont été confondus dans la réflexion théologique : celui de la finitude et celui du péché. » Selon le TLF, il existerait un sens A, qui serait physique ; mais l’exemple donné, emprunté à L’Histoire et ses méthodes (Paris, Gal- limard (Encyclopédie de la Pléiade), 1961, p. 1109), est manifestement un jeu de mots de l’auteur, Pierre Josserand ; on peut donc considérer que le sens moderne du mot démesure est l’unique sens B du TLF, avec ses connotations philosophico-religieuses. 5. Grand Larousse de la langue française (en six volumes : en fait le dictionnaire une fois terminé com- prendra sept volumes), t. 2, 1972 ; l’article « démesure » est illustré par un passage référencé “Mazon” , sans autre précision ; en fait il s’agit d’un passage de la préface de Paul Mazon à son édition de 1920 du Prométhée enchaîné d’Eschyle, p. 156. Je cite le passage un peu plus largement, en mettant en ita- liques les mots cités par le Grand Larousse : « Le Prométhée enchaîné nous fait assister au châtiment de Prométhée. Héphaïstos vient, au nom de Zeus, le clouer à un rocher, à l’extrémité septentrionale du monde, sur les bords de l’Océan. Le châtiment est cruel : il trahit la démesure du nouveau maître des dieux, et ses serviteurs, Pouvoir et Force, sont, par leur langage comme par leur simple aspect, le symbole vivant de cette démesure. Zeus lui-même a dépassé son droit : quoi d’étonnant si Prométhée dépasse aussi le sien et si son langage respire la même démesure ?… La violence répond à la violence ; … ». La cor- respondance des deux démesures pourrait se fonder sur le vers 970, où Prométhée parle d’p`lfc¡fi okpn p`lfckio_n; toute une série de termes de Mazon semble bien aussi se référer à p`lfn: «outrage», « violence », ou encore « a dépassé son droit » ; car cette dernière expression doit faire référence à certaines remarques de Gernet sur p`lfn et en particulier à sa notion de surdroit (Gernet 1917, 5, où le terme surdroit figure en italiques dans le texte, et 9, n. 23). Bien qu’Eschyle soit peut-être l’auteur grec chez lequel on puisse le plus être tenté de trouver une notion qui serait celle d’une peccamineuse Hybris-Démesure ? Philologie et traduction 17 des Travaux et des jours d’Hésiode emploie systématiquement « démesure » pour traduire hubris (p`lfn), semble bien avoir joué là un rôle tout particulier. Dès avant que l’on ait usé par système de cette équivalence, on tend à voir dans le dépassement de la mesure le sens essentiel d’hubris (p`lfn). Ainsi la première tra- duction donnée par l’article du dictionnaire de Bailly est : « litt. tout ce qui dépasse la mesure, excès (p. opp. à mtqlkmpid)» 6. En effet Platon, par uploads/Litterature/ hybris-demesure-philologie-et-traduction.pdf
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- Publié le Aoû 12, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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