Jean-Pierre Faye Lettre sur Derrida Combats au-dessus du vide Cher Benoît Peete

Jean-Pierre Faye Lettre sur Derrida Combats au-dessus du vide Cher Benoît Peeters1, Vivement, merci de l’envoi de vos deux livres le ‘grand livre2’ et le ‘petit livre3’, riches d’information – sur Derrida. Mais certaines pages appellent des commentaires ou des regrets, en raison de l’agressivité qui s’y manifeste. Soudain. Malgré vous, peut-être. Comme jaillissant du fond. Dans votre ‘petit livre’ dès la page 73, les mots conversation « feutrée », « dépossédé », « prudent dans ses attaques », « rancœur », « affichant une sorte de sympathie », sont curieusement vénéneux. En contradiction avec votre dédicace cordiale à mon « précieux témoignage », sur le ‘grand livre’… Surtout pour la dernière notation, s’agissant de ma femme. Elle était entrée pour vous apporter une boisson rafraîchissante, et elle s’exclamait un instant, évoquant simplement le fait que les années de fondation du ‘Collège international de philosophie’ furent un intéressant et mémorable ‘supplice’... Et pour cause. Elle en savait plus que vous-même, en direct sur ces moments-là. I Le feutre Le plus clair, en fait de feutre, c’est que vous n’avez guère tenu ‘conte’ des précisions que vous apportait notre entretien prétendument ‘feutré’, pas même sous forme de simples ‘éléments d’information’. La fonction de ces entretiens se bornait- elle à meubler la liste de vos informateurs et à remplir la page des stations de votre longue enquête ? Cette liste même pouvait devenir le feutre, grâce auquel ‘l’objectivité’ apparente semblerait fournie, entre les pages, dans l’hagiographie soulignée et respectueuse des ‘listes d’informateurs’, présentés comme des ‘pairs’ respectés. Dans le ‘grand livre’, fortement documenté sur la vie de Jacques Derrida, vous passez vite, à propos du « Collège international », sur la longue histoire de sa genèse, de son ‘timing’ initial, de ses enjeux premiers. Il est vrai qu’aujourd’hui presque tout ce monde de 1981 est mort. Il devient possible d’avancer n’importe quoi. Mais « conversation feutrée », ce sont des termes au bord de l’insinuation d’une cache de ‘feutre’. Que ‘voulaient dire’, pour vous, de tels mots ? Où donc est le ‘caché’ de votre feutre ? Qu’est-ce donc, ce que vous appelez ma ‘version’ ? Est-ce pour reprendre un terme qui fut mon propre titre pour un livre véritablement infernal en effet, antérieur à tout cela, et où ne figure pas Jacques Derrida : Inferno, versions. Postérieur au livre pour lequel il m’écrivait une très belle lettre, Analogues. Même s’il ne s’agit que d’une ‘version’, elle vaudrait déjà mieux qu’une page rognée aux extrémités. Car s’il s’agit d’en savoir la ‘vérité’, il y faudrait un peu 1 La version initiale de cet écrit adressé à Benoît Peeters a paru dans le numéro 42 de la revue Passage d’encres, intitulé « Le grand danger ». Je remercie vivement Madame Christiane Tricoit, créatrice des éditions Passage d’encres et de la revue du même nom, d’avoir donné son accord pour sa publication. 2 Derrida, Flammarion, octobre 2010. 3 Trois ans avec Derrida, Les carnets d’un biographe, Flammarion, 2010. d’écoute, de ceux qui étaient là. Et s’il était possible d’approcher de cela qui précisément compte comme victime la plus initiale de la ‘déconstruction’ : la ‘vérité’… Et même si le projet du ‘Collège’ se trouve devenu dans votre livre un « territoire de la déconstruction »… Or justement il fut projet, avant de devenir ‘territoire’ à ‘posséder’. Et que serait un ‘territoire’ posé sur de la ‘déconstruction’ ? N’aurions-nous pas quelque crainte qu’il soit plutôt… un effondrement ? Tout serait donc permis, de ce qui va être dit à ce propos. D’autant plus que dans la Grammatologie, dès sa page seconde la cible toute première de la déconstruction, c’est bien « la vérité », il suffirait donc de laisser la ‘vérité’ sombrer dans la déconstruction… Quelle est ici la finale ‘vérité’, construction déconstruite ? Mais c’est d’information complémentaire qu’il s’agira de faire don. Je vous les confierai, même si cela va se faire sur un terrain déjà, par vous-même, fortement dé- construit. Vous avez, dans votre plus grand livre, le mérite de citer deux lettres à Jacques Derrida4 où je lui disais mon souhait de notre solidarité et d’une « fertilisation mutuelle », dans le cadre du Collège international de philosophie. Pour un projet auquel je l’avais invité avec une insistance amicale. Malgré des dissensions antérieures du temps d’une belle revue, à laquelle j’avais pris part intensément et dont je m’étais éloigné, mais avec laquelle s’était engagé alors un grand débat, véritablement fécond, et même créateur de pensée, où lui-même fut quelque temps la référence et le penseur, dans les moments qui précédèrent ceux d’un très soudain ‘culte de Mao’. Temps durant lesquels Derrida fut soudain l’objet d’une campagne qui le stigmatisait sous les vocables suivants : « Tout antichinois chie des noix. » Ces moments pourraient se désigner comme des temps de jeu. Mais vous ne précisez pas que ces deux lettres ne reçurent jamais de réponses, qui viendraient de celui auquel, en ces moments cruciaux, elles furent cordialement adressées. Vous ne dites pas que Derrida n’intervint pour prendre en main la destinée du Collège qu’au cours de 1982, dans l’année qui succédait à l’initiative du projet, en septembre-octobre 1981. Initiative qui, par d’innombrables démarches, à la fois administratives et informelles, avait fini par le faire naître. Et que la façon d’en avoir reçu soudain le bénéfice ne fut pas empreinte de gratitude, d’amitié, et de joie conviviale. S’il avait été invité au déjeuner décisif, organisé par Chevènement au ministère de la Recherche d’alors, rue de Varenne – repas véritablement ‘fondateur’ du Collège en 1982 –, c’est parce que je l’avais cordialement mis sur la liste de cette réunion, afin qu’il soit parmi les invités. Il se trouve que l’on m’avait chargé d’en déterminer librement la liste par la décision des deux conseillers, au nom du ministre de la Recherche – après la rencontre que j’avais eue finalement avec celui-ci en tête à tête, et à la suite de longs mois de préliminaires, dans le cours de la préparation du grand ‘Colloque sur la Recherche’ qui avait mobilisé le Centre national de la recherche 4 Aux pages 427-428. scientifique, le CNRS tout entier5. C’est à travers ce processus global, ignoré de Derrida et dans lequel il n’était d’aucune façon partie prenante, que la décision de fondation s’est trouvée enfin mûre, au bout d’un grand nombre de mois et d’efforts multipliés et permanents. L’Université philosophique Car dès septembre 1981, au cours d’une rencontre restreinte avec Félix Guattari, où je vois présent également l’ami Christian Descamps, je dessinais les traits d’une Université philosophique, qui se placerait dans un espace nouveau : dans les jardins de Bercy, espace admirable, alors encore inentamé, ponctué d’anciennes ‘fermes de vin’ et d’arbres immenses, poumon extraordinaire de la Ville, qui aurait pu être, au moins partiellement, maintenu intact. Et qui a failli l’être : une lettre de Jack Lang me le confirmait un moment : « le maire de Paris a donné son accord pour ce Beaubourg à ciel ouvert ». Tel était le nom que nous donnions à cette perspective. Telle était la formule proposée et, un bref moment, acceptée par la Ville. Et qu’ont recouverte les lames de fond du marché de l’immobilier. J’y voyais l’occasion du ‘retour’ de Deleuze à Paris. Par les jardins de Bercy. Là, parmi les fermes anciennes, l’une d’elles deviendrait la Maison du théâtre (nous y invitions déjà le Living Theater). Parmi d’autres, une Maison de la musique, une Maison du cinéma, une Maison de la danse… Et une autre pour la philosophie : ce serait « l’Université philosophique », lieu du retour deleuzien. L’ensemble serait un espace d’invention de la Ville. Comme à Oslo est visitable le prodigieux Jardin habité par les « églises de bois debout », sauvegardées et ramenées de lointains villages du fond de toute la Norvège. Ici, ce fond de fermes du vin, venu du XVIIe siècle, était là, déjà, dans Paris même. – Mais tout allait être gâché et jeté, par le cruel marché immobilier. Le 7 octobre 1981, à partir de ce projet premier, dans une réunion improvisée par des amis en vue du Colloque sur la Recherche, grand dessein du ministre promu pour la première fois à cette fonction, j’avançais cette fois la perspective d’un « Collège philosophique international », en présence d’une vingtaine d’interlocuteurs. Dont Jacques Derrida – demeuré cordialement silencieux. Le ministre de la Recherche ne pouvait fonder une Université. Le projet de Collège sortait des normes universitaires, et il pouvait ouvrir un champ nouveau. J’avais fait campagne ensuite pour sa création, mais pratiquement seul, longtemps, dans cet effort. Dont j’informais régulièrement par téléphone une jeune philosophe nommée Françoise Lévy, en lui demandant amicalement de transmettre l’information aux présents du 7 octobre : elle était la seule parmi eux à la réunion première qui ensuite manifestait toujours de l’attention pour ce projet. J’avais appelé aussi Jacques Derrida, pour l’en informer. – Il m’avait répondu qu’il était « retiré », à jamais, de toute tentative institutionnelle, depuis son échec aux élections de poste à l’Université uploads/Litterature/ faye-jean-pierre-lettre-sur-derrida.pdf

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