I&M - Bulletin n°47 30 Souvenirs, souvenirs… Moussa et Gi-gla, Mamadou et Binet

I&M - Bulletin n°47 30 Souvenirs, souvenirs… Moussa et Gi-gla, Mamadou et Bineta, Mon ami Koffi, trois manuels scolaires pour éduquer l’Afrique noire française par Alain Tirefort Aux amateurs de vieux documents, aux familiers des marchés, des brocantes et des librairies spécialisées, aux enseignants qui ont œuvré en Afrique occidentale jusqu’aux années 1990, aux élèves qui ont fréquenté les écoles du temps des colonies et, au-delà, bien après les Indépendances, aux nostalgiques de l’école coloniale, comme à ceux qui l’ont fortement critiquée1, ces trois manuels rappelleront bien des souvenirs. Aux autres, ils permettront d’éclairer une facette de l’enseignement tant colonial que postcolonial, à l’époque où, comme les auteurs des livres d’histoire le précisaient, la France était « une grande puissance africaine et asiatique »2. L’enseignement primaire public, en Afrique Occidentale Française (AOF), se met en place au début du XXe siècle, les arrêtés du 24 novembre 1903 traçant les grandes lignes de ce qu’il devait être jusqu’à la Conférence de Brazzaville (30 janvier-8 février 1944), à la fin de la 2e Guerre mondiale. En Côte d’Ivoire, et ce jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, l’enseignement primaire n’en est qu’à ses balbutiements3. Des trois niveaux du système éducatif - l’enseignement primaire élémentaire, l’enseignement primaire supérieur, les écoles fédérales - organisé par Camille Guy, agrégé de l’Université, Lieutenant-Gouverneur du Sénégal, seul le premier fut concerné par ces manuels. Ces outils pédagogiques n’encombraient guère alors les classes, qu’elles appartiennent aux écoles de village, aux écoles régionales, ou encore aux écoles urbaines. C’est à Georges Hardy, agrégé d’Histoire et de Géographie, arrivé comme inspecteur de l’enseignement à Dakar en 1913, et futur directeur de l’École coloniale, que l’on doit l’impulsion donnée à la conception de manuels scolaires propres à l’Afrique. Outre ceux destinés aux maîtres, publiés dans le Bulletin de l’Enseignement (BE.AOF4), des méthodes de lecture ainsi que des livres à la disposition des élèves voient ainsi le jour. Et parmi ces derniers, viennent en bonne place, par ordre chronologique, « Moussa et Gi-gla », « Mamadou et Bineta », puis « Mon ami Koffi ». Moussa et Gi-gla. Histoire de deux petits Noirs (1916) Ce « livre de lecture courante, Cours complet d’enseignement à l’usage des Écoles de l’Afrique occidentale française » (avec 161 illustrations), écrit par Louis Sonolet, chargé de mission en AOF, et A. Pérès, instituteur puis directeur d’école au Sénégal, a été édité par Armand Colin en 19165. 1 Outre l’aspect idéologique du discours, l’enseignement colonial en AOF n’a jamais été platement assimilateur jusqu’aux années 1950. Que l’on analyse les taux de scolarisation, l’organisation scolaire, les programmes, les diplômes, les objectifs, ou les programmes, on ne peut que constater des différences, d’ailleurs acceptées sans équivoque par nombre d’administrateurs. 2 Voir, entre autres, les manuels métropolitains du Cours Moyen, au Primaire. Du reste, il n’est qu’à nous souvenir, au-delà des textes, de l’iconographie souvent chargée d’affectivité, nous confrontant alors avec l’épopée coloniale, l’œuvre civilisatrice - enseignants, missionnaires et médecins -, la quotidienneté « exotique » des populations indigènes, et les fameuses cartes des colonies. Ah, les taches roses de la cartographie ! 3 Si le premier arrêté organisant l’enseignement dans cette colonie date du 30/12/1897, il faut attendre les années 1909- 1911, pour que la première formation d’enseignants soit entreprise, que le premier lauréat au concours d’entrée à l’École normale embarque pour le Sénégal, et pour que soit créé l’Orphelinat de Métis de Bingerville. En 1913, 1 682 garçons seulement fréquentent périodiquement 37 écoles publiques, en sus des élèves pris en charge par l’enseignement missionnaire - 200 environ -, et de la quarantaine de jeunes orphelines de Moossou. 4 Y sont ainsi tour à tour abordées des notions de géographie, de dessin, de composition française, de chant, d’hygiène et d’agriculture. 5 Apparemment couronné par l’Académie Française du prix Montyon (mention portée sur la couverture de la 5e édition, en date de 1926), ce livre sera réédité jusqu’en 1952. Dans la 6e édition de 1927 (260 pages, pour 60 chapitres), A. Pérès est mentionné comme Inspecteur des Écoles de la Côte d’Ivoire. I&M - Bulletin n°47 31 Toutefois, la librairie Armand Colin va doubler cet ouvrage d’un deuxième, Les aventures de deux négrillons6 ; ce dernier s’adresse plus particulièrement aux « petits Français », afin de mieux leur faire connaître « les vastes et magnifiques colonies où des Français travaillent pour (elle, la France) … et où vivent des millions d’hommes qui, bien qu’appartenant à des races différentes de la nôtre, servent la patrie commune, aident à sa prospérité et sont prêts, quand il le faut, à courir à sa défense ». Conçu comme Le tour de la France par deux enfants, de G. Bruno7, il conte, pareillement au manuel, les aventures, à travers l’AOF, de deux orphelins entrés successivement au service d’un commerçant français, M. Richelot, puis du capitaine Berger. Comme pour tout manuel scolaire, les chapitres de Moussa et Gi-gla comportent un questionnaire afin de vérifier la compréhension des élèves. Cependant, outre ce souci pédagogique, les deux publications, offrent un contenu analogue et affichent un même objectif : instruire ou compléter l’instruction tout en amusant, « faire évoluer le Noir dans sa propre mentalité », et faire connaître et aimer la France. Moussa et Gi-gla, les deux héros Images d’histoire : la conquête coloniale Moussa et Gi-gla, en une soixantaine de chapitres ordonnés en quatre parties, ne se contente pas de délivrer un certain nombre d’informations sur cet espace africain (Soudan, Dahomey, Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée) et 6 Louis Sonolet, Les aventures de deux négrillons, Librairie Armand Colin, Paris, 1924. Agrémenté par les illustrations de Colmet d’Aage, et par une carte du "Voyage de Moussa et Gi-gla dans l’Afrique Occidentale Française" (pp 278-279), ce livre se décline en trente chapitres. 7 Sous le pseudonyme de G. Bruno (Giordano Bruno), philosophe italien brûlé par l’inquisition au XVIe siècle, Augustine Fouillée publie en 1877, aux Éditions Belin, ce qui va devenir le livre de lecture incontournable des écoles de la IIIe République ; un livre encore utilisé, dans les années 1960, dans certaines écoles rurales de l’ouest de la France. Lire, à ce propos, l’article de Jacques et Mona Ozouf, "Le Tour de la France par deux enfants : le petit livre rouge de la République", in Les lieux de mémoire (dir. Pierre Nora), Tome I (1984), La République, p. 291-321. I&M - Bulletin n°47 32 son histoire récente8. Idéologiquement chargé, il chante les mérites de la France, « pays le plus avancé, le plus glorieux en civilisation » et du « génie français », tout en pointant du doigt les tares d’une Afrique barbare. L’iconographie, au service des textes, développe par ailleurs un discours qui ne souffre que de peu d’ambiguïté ; les Africains sont souvent fainéants, cruels, peu courageux9, et ont tout à gagner de la « mise en valeur » et des apports scientifiques de la civilisation occidentale. Ainsi tout écolier pouvait-il « voir » la panique d’un indigène, pourtant armé, devant un hippopotame, les décapitations sanguinolentes de la fête des coutumes au Dahomey, la peur de l’almamy Samory, saisi au collet par un sergent français ; ou, a contrario, s’émerveiller devant une locomotive, l’éclairage électrique, une lunette astronomique, un paysage rural français ; enfin, connaître la marche à suivre indiquée par les anciens qui apportent le produit de l’impôt chez l’administrateur. Au terme de leur randonnée, Moussa choisit le métier des armes, Gi-gla celui d’agriculteur. Moussa et Gi-gla : La fête des Coutumes au Dahomey « Nous sommes perdus ! » Moussa et Gi-gla : M. Richelot porté en hamac Le vieillard apportait le produit de l’impôt chez l’administrateur Mamadou et Bineta (1929) Mamadou et Bineta, une série d’André Davesne10 et de Joseph Gouin, prend le relai de Moussa et Gi-gla. Éditée à dater de 1929, chez Istra, cette série va couvrir tout le cycle de l’enseignement primaire ; du Syllabaire, 8 L’histoire de la France n’est qu’effleurée, à l’occasion de la fête du 14 juillet, pour se restreindre ensuite à une série de batailles et de héros pour la période impériale. L’histoire de la Colonisation se limite à l’opposition « d’autrefois » et « d’aujourd’hui », des violences et des pratiques barbares des roitelets africains auxquelles la France a vaillamment mis fin. 9 À l’exception des soldats indigènes, dont les tirailleurs sénégalais « qui se battent aussi bien que les Français ». « D’ailleurs, qu’importe la couleur de la peau ? N’est-ce-pas le même sang rouge qui coule dans les veines des Noirs comme dans celles des Blancs ? » dit le capitaine Berger à Moussa., en évoquant les conquêtes d’Afrique et la Grande Guerre de 1914-1918. 10 André Davesne, écrivain - Contes de la brousse et de la forêt, Istra, 1921-1996, repris depuis par EDICEF et NEA ; Croquis de brousse, Éditions du Sagittaire, 1942 -, et enseignant en Afrique noire (Mali et Congo), fut un des pionniers de la méthode Célestin Freinet. I&M - Bulletin n°47 33 pour la section d’initiation à la lecture, au Mamadou et Bineta apprennent à lire et à uploads/Litterature/ i-et-m-n047-manuels-scolaires.pdf

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