1 Michel de Montaigne, Les Essais I, Il s’agit de quelques paragraphes tirés du
1 Michel de Montaigne, Les Essais I, Il s’agit de quelques paragraphes tirés du chapitre 25 et qui résument la conception de l’éducation humaniste selon Montaigne Extrait 4 : le programme éducatif humaniste de Montaigne Chapitre 25 : « Sur l’éducation des enfants » À Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson1. 12. Dans l’agriculture, les opérations à faire avant de planter sont précises et faciles, et planter n’est pas plus difficile. Mais dès que ce qui a été planté prend vie, on se trouve devant de multiples façons de faire et de grandes difficultés. Il en est de même pour les hommes : les planter n’est pas un gros travail, mais dès qu’ils sont nés, on se trouve devant de multiples soucis, d’embarras et de craintes, quant à la façon de les élever et les éduquer. 13. La manifestation de leurs tendances est si ténue et si peu visible en ce bas- âge, les promesses si incertaines et si trompeuses, qu’il est bien difficile de fonder là- dessus un jugement solide. Voyez comment Cimon, Thémistocle, et mille autres personnages ont évolué au cours de leur vie. Les petits des ours et des chiens manifestent leurs inclinations naturelles ; mais les hommes, eux, prennent facilement des habitudes, adoptent très vite des coutumes, des opinions et des règles, et donc se changent ou se déguisent facilement.2 14. Il est pourtant difficile de forcer ses penchants naturels ; c’est pourquoi, à défaut d’avoir bien choisi leur voie, on se donne souvent du mal pour rien, et l’on passe beaucoup de temps à inculquer aux enfants des choses qu’ils ne peuvent parvenir à maîtriser. Pourtant, face à cette difficulté, mon opinion est qu’il faut toujours les diriger vers les choses les meilleures et les plus profitables, et que l’on ne doit accorder que peu d’importance à ces prévisions et pronostics superficiels que nous formons à partir du comportement enfantin. Dans sa « République», Platon3 me semble leur accorder trop d’importance. 16. La mission du précepteur que vous donnerez à votre enfant – et dont le choix conditionne la réussite de son éducation – comporte plusieurs autres grandes tâches dont je ne parlerai pas, parce que je ne saurais rien en dire de valable. Et sur le point à propos duquel je me mêle de lui donner un avis, il m’en croira pour autant qu’il y verra quelque apparence de raison. À un enfant de bonne famille, qui s’adonne à l’étude des lettres, non pas pour gagner de l’argent (car un but aussi abject est indigne de la grâce et de la faveur des 1 Diane de Foix comtesse de Gurson. Le Comte de Gurson était un gentilhomme du voisinage de la seigneurie de Montaigne. Diane de Foix l’avait épousé le 8 mars 1579. Comme Montaigne lui dédie cet « Essai», on peut donc dire qu’il date de fin 1579 ou début 1580 2 Par cette comparaison, Montaigne montre que l’éducation de l’homme comme dès son jeune âge, lui inculquer les valeurs et les savoirs mais une fois il grandit son éducation devient difficile voire impossible. 3 Montaigne utilise les idées des auteurs antiques comme un argument d’autorité pour appuyer son point de vue, un procédé qui va se répéter tout long de ce chapitre. 2 Muses, et de toutes façons cela ne concerne que les autres et ne dépend que d’eux), et qui ne recherche pas non plus d’éventuels avantages extérieurs, mais plutôt les siens propres, pour s’en enrichir et s’en parer au-dedans, comme j’ai plutôt envie de faire de lui un homme habile qu’un savant, je voudrais que l’on prenne soin de lui choisir un guide4 qui eût plutôt la tête bien faite que la tête bien pleine. Et qu’on exige de lui ces deux qualités, mais plus encore la valeur morale et l’intelligence que le savoir, et qu’il se comporte dans l’exercice de sa charge d’une nouvelle manière. 17. Enfant5, on ne cesse de crier à nos oreilles, comme si l’on versait dans un entonnoir, et l’on nous demande seulement de redire ce que l’on nous a dit6. Je voudrais que le précepteur change cela, et que dès le début, selon la capacité de l’esprit dont il a la charge, il commence à mettre celui-ci sur la piste, lui faisant apprécier, choisir et discerner les choses de lui même. Parfois lui ouvrant le chemin, parfois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son élève parler à son tour. Socrate, et plus tard Arcésilas, faisaient d’abord parler leurs élèves, puis leur parlaient à leur tour. L’autorité de ceux qui enseignent nuit généralement à ceux qui veulent apprendre. [Cicéron, De natura deorum, I, 5] 18. Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, et jusqu’à quel point il doit descendre pour s’adapter à ses possibilités. Faute d’établir ce rapport, nous gâchons tout. Et savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec mesure, voilà une des tâches les plus ardues que je connaisse ; car c’est le propre d’une âme élevée et forte que de savoir descendre au niveau de l’enfant, et de le guider en restant à son pas. Car je marche plus sûrement et plus fermement en montant qu’en descendant. 19. Si, comme nous le faisons habituellement, on entreprend de diriger plusieurs esprits de formes et de capacités si différentes en une même leçon et par la même méthode, il n’est pas étonnant que sur tout un groupe d’enfants, il s’en trouve à peine deux ou trois qui tirent quelque profit mérité de l’enseignement qu’ils ont reçu. 20. Que le maître ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de sa leçon, mais de lui en donner le sens et la substance7. Et qu’il juge du profit qu’il en aura tiré, non par le témoignage de sa mémoire, mais par celui de son comportement. Qu’il lui fasse reprendre de cent façons différentes ce qu’il vient d’apprendre, en l’adaptant à autant de sujets différents, pour voir s’il l’a vraiment bien acquis et bien assimilé 8; et qu’il règle sa progression selon les principes pédagogiques de Platon. Régurgiter la nourriture telle qu’on l’a avalée prouve qu’elle est restée crue sans avoir été transformée : l’estomac n’a pas fait son travail, s’il n’a pas changé l’état et la forme de ce qu’on lui a donné à digérer. 23. Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine9, et ne lui inculque rien par sa simple autorité ou en exploitant sa confiance. Que les principes d’Aristote, non plus 4 Le guide : le précepteur 5 Il parle du passé, « quand nous étions enfants » 6 Montaigne critique l’éducation traditionnelle basée sur la mémorisation et répétition sans compréhension 7 L’essentiel 8 Le rôle du précepteur : l’élève doit apprendre et comprendre et non répéter ou mémoriser sans compréhension 9 Il s’agit donc de ne rien accepter sans l’avoir d’abord critiqué : on n’est pas si loin du « révoquer en doute » de Descartes ! L’étamine est un » tissu peu serré de crin, de soie, de fil, qui sert à cribler ou à filtrer » (Dict. 3 que ceux des stoïciens ou des épicuriens ne soient pour lui des dogmes, mais qu’on lui présente cette diversité d’opinions : il choisira s’il le peut, sinon il demeurera dans le doute. Il n’y a que les fous qui soient sûrs d’eux et catégoriques. Car moins que de savoir, douter m’est agréable. [Dante, Enfer, XI, 93] 24. Car s’il adopte les opinions de Xénophon et de Platon au terme de sa propre démarche, ce ne seront plus alors leurs opinions, mais bien les siennes. Qui suit seulement un autre ne suit rien, en fait : il ne trouve rien, et même, ne cherche rien. « Nous ne sommes pas soumis à un roi ; que chacun dispose de lui-même » [Sénèque, Épîtres, XXXIII]. Qu’il sache qu’il sait, au moins. Il faut qu’il s’imprègne de leur caractère, et non qu’il apprenne leurs préceptes. Qu’il oublie même sans remords d’où il les tient, mais qu’il sache se les approprier. La vérité et la raison appartiennent à tout le monde, et pas plus à celui qui les a exprimées la première fois qu’à celui qui les répète ensuite. Et telle chose n’est pas plus selon Platon que selon moi, dès l’instant où nous la voyons et la comprenons de la même façon. Les abeilles butinent les fleurs de- ci, de-là, mais ensuite elles en font du miel, qui est vraiment le leur : ce n’est plus ni du thym, ni de la marjolaine. Ainsi il transformera et mélangera les éléments empruntés à autrui pour en faire quelque chose qui soit vraiment de lui : son jugement10. Et c’est ce jugement-là que tout ne doit viser qu’à former : son éducation, son travail et son apprentissage. 26. Épicharme disait que c’est l’intelligence qui voit et qui entend ; que c’est elle qui profite de tout, qui organise tout, qui agit, qui domine et uploads/Litterature/ extrait-4-programme-educatif-de-montaigne-chapitre-25.pdf
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- Publié le Oct 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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