Groupe d’études « La philosophie au sens large » Animé par Pierre Macherey 10/0

Groupe d’études « La philosophie au sens large » Animé par Pierre Macherey 10/01/2007 Idéologie : le mot, l’idée, la chose (10) Littérature et idéologie : À propos de Texte et Idéologie de Philippe Hamon (PUF, 1984) La notion d’idéologie a été souvent critiquée en raison de sa « massivité », source de perpétuelles confusions, qui amènent à imputer sans discernement cette catégorie à des ordres de phénomènes très divers entre lesquels ne passe qu’un lien fort lâche. Elle n’est donc pas seulement massive, elle est aussi inconsistante, et on ne voit pas quelle substance lui assigner : elle ressemble à une nébuleuse aux contours mal définis, sur laquelle on n’a pas prise. De quoi l’idéologie est-elle faite ?, on serait bien en peine de le préciser, sauf à dire qu’elle correspond à une certaine occupation de l’esprit : l’esprit, mais quel esprit ?, l’esprit de qui ?, l’esprit sous quelle forme nettement identifiable ? Pour y voir plus clair à ce sujet, il ne suffit pas de dire que l’idéologie se compose de représentations, car si tous ses éléments sont effectivement des représentations ou se rapportent à des représentations, il n’est pas permis, ou du moins il ne va pas de soi d’affirmer que tout ce qui vient à l’esprit sous forme de représentation soit de nature « idéologique », terme qui, pour accéder à quelque peu de rigueur, devrait arriver à désigner des représentations d’un certain ordre, définissables en fonction des caractères propres à cet ordre, alors que l’instabilité dont celui-ci est affecté rend en réalité ces caractères pour une part insaisissables et indécidables. Cette défectuosité est apparue très tôt, du moment où l’idéologie a été déchue du statut qui lui avait été primitivement dévolu, donc du moment où le suffixe « -logie » qui, lorsque celui-ci avait été mis en circulation dans les toutes dernières années du XVIIIe siècle, avait servi à composer son nom a cessé d’exprimer la fonction scientifique attribuée à une discipline s’occupant de faits régis par des lois, au sens où l’on parle par ailleurs des lois de la nature, et ayant pour tâche d’énoncer à leur sujet des vérités positives susceptibles d’être universellement reconnues : lorsqu’a été amorcé, tout d’abord sur l’initiative de Napoléon, le processus de péjoratisation de l’idéologie, qui a conduit à ne voir en elle qu’un discours factice et creux, dont le champ d’intervention est politique avant d’être scientifique, il est devenu ipso facto problématique de la ranger dans la rubrique des démarches de pensée susceptibles d’être réunies sous la qualification de connaissances en principe démontrables et vérifiables, et la formule qui avait servi au départ à la nommer a été semble-t-il vidée de son sens, l’idéologie étant devenue de fait une « idéodoxie », c’est-à-dire une manière de se représenter les choses incertaine et molle, foncièrement inadéquate, prenant place dans un espace mental aux limites essentiellement mouvantes. Cependant, il se pourrait qu’en dépit de cette dénaturation de sa signification primitive, le terme idéologie, avec la référence au logos qu’il comporte, ait conservé, au prix d’un déplacement de sa teneur sémantique, une certaine validité : au lieu de représenter l’idéal abstrait d’une science des idées, il s’est mis à se rapporter à la réalité concrète d’un langage des idées, langage d’idées ou langage en idées, correspondant au fait qu’il n’y a pas de pensée qui ne soit arrimée à la substance de son expression verbale, c’est-à-dire qui ne se dise avec des mots, ce qui l’astreint à s’ajuster à la logique de leur formation et de leur évolution. L’idéologie a en effet fondamentalement à faire avec le langage, comme Marx l’a lui- même suggéré lorsque, vers le milieu du XIXe siècle, il a relancé l’usage de ce terme, en assortissant cette reprise de la thèse : « Elle (l’idéologie) est le langage de la vie réelle. » (L’idéologie allemande, trad. fr. G. Badia et alii, éd. Sociales, 1968, p. 50). Par là, il voulait dire sans doute qu’elle est la manière dont nous formulons immédiatement, sans vraiment y réfléchir, notre rapport à la réalité, manière qui épouse tous les aléas de ce rapport dont elle donne la représentation, comme le ferait un langage instaurant les conditions d’une communication entre ceux qui participent de ce même rapport et ont à le faire savoir, en usant de mots et en parlant la langue de l’idéologie qui leur est commune et leur permet d’échanger leurs vues à ce sujet. Toute la question est alors de savoir quelle est la langue de l’idéologie, et même en premier lieu de savoir s’il est permis de traiter l’idéologie comme une langue à part entière, dont les structures puissent être isolées et répertoriées, de manière à être étudiées pour elles-mêmes, comme constituant un ordre d’expression soumis à des lois qui lui sont propres, ce qui est loin d’être évident : il est en effet envisageable, et même tout à fait probable, que l’idéologie donne lieu à des manifestations décentrées, non susceptibles d’être ramenées dans une forme unique et homogène, et se diffusant sur plusieurs plans de communication opérant de façon simultanée tout en restant décalés entre eux, ce qui interdit d’en effectuer définitivement la synthèse. Plutôt qu’une langue, l’idéologie serait un jeu avec le langage, voire même l’ouverture d’un jeu dans l’ordre supposé du langage, dont elle mine les régularités en maintenant l’apparence de les épouser, donc d’en respecter la lettre tout en en trahissant l’esprit. Les mots de l’idéologie sont ceux de la vie courante, dont ils restituent les évidences avec une fidélité, une spontanéité et une force de conviction qui rendent très difficile de prendre du recul par rapport à ces évidences : ils en viennent ainsi à faire obstacle à une saisie exacte et lucide des difficultés et des problèmes qu’elles traduisent en en effectuant le travestissement, à l’aide précisément de ces mots qui les évoquent sans les dire vraiment, c’est-à-dire sans énoncer ce qu’elles représentent en réalité, telles que les ferait apparaître un langage de vérité ou pouvant se prétendre tel de façon crédible, avec à l’appui des arguments raisonnés. Cependant, les choses commencent à se présenter autrement lorsque les mots et les façons de parler de l’idéologie en viennent à se fixer dans des textes, où leurs incertitudes et leurs équivoques sont enregistrés, ce qui ouvre la perspective de les aborder sous un nouvel angle, non plus comme des manifestations évanescentes d’un insaisissable sens commun, mais nouées à travers un tissu serré qui en retient les flux, ce qui permet d’en soumettre les effets à une saisie objective et distanciée. Et au premier rang de ces textures qui happent les manifestations de l’idéologie sans pour autant les figer, se trouvent les textes connotés comme « littéraires », et de ce fait inscrits dans la lignée d’une tradition particulière qui en perpétue la mémoire en leur conférant un degré d’intérêt, une « distinction » particuliers : la littérature conserve, saisis au vol, des clichés ou des instantanés d’idéologie, à la surface desquels ses marques provenant de sources diverses se sont fugacement surimprimées suivant des procédures qui en préservent la complexité mouvante, le « bougé ». Ceci amène à s’interroger sur le rapport entre texte littéraire et idéologie : comment la littérature parle-t-elle de l’idéologie, et comment la fait-elle parler, en participant activement à la dynamique de sa production ? N’étant guère concevable que puisse exister une littérature qui ne se détache sur fond d’idéologie, fût-ce au prix de l’effort par lequel elle s’arrache à ce fond, que nous en fait-elle connaître, et jusqu’à quel point permet-elle de lever le voile d’ignorance dont l’idéologie s’entoure pour mieux se dérober à l’examen de la conscience claire ? Qu’est-ce que la littérature révèle de l’idéologie et de ses mécanismes secrets, qu’elle fait fonctionner tout en créant, lorsqu’elle les étale au grand jour, les conditions qui rendent possible de les démonter ? La littérature analyseur de l’idéologie ? Peut-être ceci ne suffirait-il pas à en élaborer complètement la notion et à construire une théorie de la littérature, qui ne fait pas que parler d’idéologie ou que la faire parler : mais ce n’est pas une raison suffisante pour écarter cette suggestion, qui va dans le sens, non d’une élucidation de la littérature par l’idéologie et à partir d’elle, démarche fatalement réductrice, mais, à l’inverse, d’une approche des problèmes de l’idéologie par l’intermédiaire de la littérature et de ses textes, dans lesquels l’idéologie est saisie, comme attrapée au vol et mise en situation d’être épinglée. Texte et idéologie est le titre d’un ouvrage de Philippe Hamon publié en 1984 (éd. PUF, coll. Ecriture), qui entreprend de reprendre à nouveaux frais le problème qui vient d’être évoqué, conformément au programme indiqué dans la quatrième page de couverture : « Cet essai est une contribution à la théorie des rapports entre le textuel et l’idéologique, c’est-à-dire à l’élaboration de quelques concepts indispensables à cette étude des rapports d’embrayage ou de désembrayage, de production ou de reproduction, qui peuvent exister entre des objets sémiotiques (textes, œuvres, récits) et des systèmes uploads/Litterature/ ideologie-le-mot-l-x27-idee-la-chose-10-litterature-et-ideologie.pdf

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