Elíseo Véron Université de Paris VIII DE L'IMAGE SEMIOLOGIQUE AUX DISCURSIVITÉS

Elíseo Véron Université de Paris VIII DE L'IMAGE SEMIOLOGIQUE AUX DISCURSIVITÉS Le temps d'une photo La dérive structuraliste Si la sémiologie était devenue en France la science dont rêvaient ses fondateurs, l'année 1991 aurait été une année faste : on aurait fêté le trentième anniversaire de la parution du premier numéro de Communications, revue qui pendant les années soixante a été le principal témoin de « l'aventure sémiologique1 ». Dans ce premier numéro, Roland Barthes publiait un article intitulé « Le message photo- graphique ». Or, malgré la généralité de son titre, ce texte traitait essentiellement de la photo- graphie de presse (Barthes, 1961)2. Trois ans plus tard, apparaissaient trois textes historiques dans le numéro 4 de la même revue. Tout d'abord les «Eléments de sémiologie », auxquels Roland Barthes avait consacré, deux ans auparavant, son séminaire à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (Barthes, 1964a), séminaire que, venu de Buenos Aires, j'avais suivi à titre d'étudiant jouissant d'une bourse d'études à l'étranger. Les « Eléments de sémiologie » ont marqué le début du projet scientifique de la sémiologie française dans son ensemble, après le foisonnement inaugural (mais encore ambigu) des Mythologies (Barthes, 1957). Puis, un autre article de Barthes, «Rhétorique de l'image » : une nouvelle fois malgré son titre, ce texte, qui fera le tour du monde sémiologique, analysait une publicité pour les pâtes Panzani (Barthes, 1964b). Enfin, toujours dans le même HERMÈS 13-14, 1994 45 Eliséo Véron numéro, un article de Christian Metz : «Le cinéma : langue ou hngage ? » (Metz, 1964). A la différence des deux textes de Barthes sur des images photographiques, le titre de Metz annonçait très précisément la problématique de l'article : il s'agit d'un des textes fondateurs de ce qui deviendra la « sémiologie du cinéma ». Des symptômes, donc, dans ce démarrage de la sémiologie française. D'un côté, nous avons la proclamation du droit à l'existence d'une nouvelle discipline, « Eléments de sémiologie » ; de l'autre, quelques premiers défrichages de champs spécifiques, rattachés à la discipline naissante, dont certains concernant « des images » : rien de plus normal. Mais pour ce qui est de ces champs spécifiques, deux attitudes se dessinaient. Chez Barthes, un décalage est perceptible entre le but annoncé dans le titre, et l'objet concrètement « travaillé » : on annonce le message photographique, et on parle de la photo de presse ; on annonce la rhétorique de l'image, et on analyse une publicité. Metz en revanche, anticipe tout simplement dans le titre ce sur quoi il va s'interroger : le cinéma. Ces deux attitudes, présentes au moment même de l'émergence de la sémiologie, expriment deux modalités d'évolution de celle-ci qui marqueront son histoire3. Le manque de correspon- dance, le décalage entre la généralité du titre et la spécificité de l'objet traité indique chez Barthes, dès le départ, un malaise qui habite la relation entre la nouvelle discipline dont on proclame la naissance, et les objets qu'elle entend se donner. C'était également l'époque du structuralisme triomphant. La linguistique structurale appa- raît alors comme le paradigme de la scientificité en « sciences sociales ». Quoi de plus naturel pour la sémiologie, science nouvelle et donc suspecte, que de chercher sa légitimité à l'ombre d'une « science mère » aussi prestigieuse ? D'où la tentation irrésistible de traiter les nouveaux objets avec des modèles venus de la linguistique. Linguistique structurale post-saussurienne dans le cas de Barthes ; linguistique hjelmslevienne dans le cas de Greimas ; linguistique martine- tienne, dans le cas de Prieto, et ainsi de suite. Le plus souvent, cet effort de légitimation était accompagné de l'affirmation de « l'universalité de la linguistique », et on visait, sur le modèle de celle-ci, une « théorie sémiotique généralisée, responsable de toutes les formes et de toutes les manifestations de la signification », comme le dira plus tard Greimas (Greimas, 1968). Autant dire qu'on s'occupe de tout. L'une des caractéristiques des théories linguistiques dans l'horizon structuraliste est d'avoir hérité du postulat saussurien d'origine selon lequel la langue est une institution et donc, un objet sociologique par excellence. Réservoir de modèles associant rigueur et pouvoir descriptif, la linguistique apparaissait ainsi comme la source idéale où puiser les outils de la nouvelle science des signes. Bien entendu, la « deuxième fondation », chomskienne, de la linguistique, était déjà en marche. Elle finira par bouleverser radicalement la problématique du langage, mais en France on le comprendra beaucoup plus tard4. La théorie générative-transformationnelle montrera que si l'on tient à affirmer une certaine « universalité » de la science du langage, cette universalité n'a rien de social. Quant à la sémiologie structuraliste, elle s'avérera le plus souvent insensible à la dimension sociale des objets (photographie de presse, publicité, etc.) pris comme point de départ 46 De l'image sémiologique aux discursivités de l'analyse. Ce qui n'est paradoxal qu'en apparence, car la proclamation sociologique, d'inspira- tion « durkheimienne », du Cours de linguistique générale n'a jamais eu de suite (sur ce thème voir Véron, 1988). Là où ce que j'appellerai la dérive structuraliste s'est confirmée, voire accentuée, il n'y aura jamais de proportion entre la généralité de l'ambition affichée, et les particularités des objets étudiés : la « sémiologie de l'image » ne verra pas le jour. Dans cette dérive, la non-correspon- dance entre titre et texte, en germe dans les articles de Barthes que j'ai évoqués, s'est par la suite exacerbée : le symptôme est devenu syndrome. En 1976, deux livres consacrent, si l'on peut dire, cette impasse : VIntroduction à une sémiotique des images\ de Louis Porcher, et l'Essai de sémiotique visuelle, de René Lindekens. Le décalage en question ressort clairement dans les deux cas. La portée annoncée par le titre de l'ouvrage de Porcher se restreint brutalement dès le sous-titre : « Sur quelques exemples d'images publicitaires» ! Il y a quelque chose d'étrange à vouloir proposer une introduction à une sémiotique des images, à partir de « quelques images publicitaires ». Bien entendu, le sous-titre décrit beaucoup mieux que le titre la portée de l'ouvrage ; en ce qui concerne la « sémiotique des images », il n'y a que des remarques programmatiques (Porcher, 1976). Un malaise comparable caractérise le travail de Lindekens : alors que le livre dit s'occuper de « l'image photographique-filmique », d'une sémiotique visuelle il n'y a que le projet. On ne trouve pas dans ce livre, en effet, la moindre analyse des nombreuses planches qu'il contient, reproduisant des photographies en noir et blanc, et, bien entendu, pas non plus d'analyses de films (Lindekens, 1976). Dans un cas comme dans l'autre, d'interminables discussions « métho- dologiques » (à propos de l'expression et du contenu, de la forme et de la substance, du paradigme et du syntagme, de la dénotation et de la connotation, de la première et deuxième articulations, et de ce que les images sont ou ne sont pas par rapport à ces distinctions), cachent mal l'impuissance à trouver des critères pertinents d'analyse. On pourrait rétorquer que cette démesure entre la qualification d'un travail d'analyse et son contenu spécifique, est propre à une science naissante : après tout, il serait normal de se donner un grand projet, tout en commençant à travailler, humblement, sur des objets bien circonscrits. Et pourtant, ce qui fait problème ici est une certaine façon, caractéristique de la dérive structuraliste, de concevoir les conditions de la généralisation. Dès le départ, en effet, c'est d'une nouvelle science qu'il s'agit : c'est elle qui fait l'objet, à chaque fois, d'une déclaration d'inten- tions. Cette attitude est à comparer à celle qui a prévalu dans le monde anglo-saxon, et je ne prendrai qu'un exemple. Lorsque Nelson Goodman, à peu près à la même époque, propose une théorie générale des symboles, il n'annonce pas la naissance d'une discipline ; il applique des outils logico-philo- sophiques à ce qu'il appelle «les langages de l'art» (Goodman, 1968). Il y est question de peinture, de sculpture, de musique, de littérature, de danse, d'architecture, bref : de l'essentiel de ce que l'on appelle, dans nos sociétés, des arts. Indépendamment du jugement que l'on puisse porter sur l'approche de Goodman, ce qui oriente sa démarche ce n'est pas le projet de fonder 47 Elíseo Véron une « discipline », mais d'embrasser un ensemble de champs pratiques et techniques socialement repérables. L'histoire de la réflexion française sur les signes a été fortement marquée, me semble- t-il, par une attitude en quelque sorte administrative : comme si la légitimité d'une recherche ne pouvait être assurée qu'à condition de l'inscrire comme discipline dans la grille des institutions d'enseignement et de recherche. Pour ce qui est de la sémiologie, cette inscription, on le sait, échoua5. Et pourtant, l'histoire n'étant jamais linéaire, les principaux dangers amenant à cette impasse avaient été lucidement épingles, dès 1970, par Christian Metz. De ce point de vue, le numéro 15 de la revue Communications, qu'il a mis en forme sous le titre «L'analyse des images », revêt une importance particulière : à l'intérieur du « mouvement sémiologique », il exprime un uploads/Litterature/ image-se-miologique.pdf

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