QUAND LES POÈTES LISENT, QU'EST-CE QU'ILS ÉCOUTENT ? Serge Ritman Armand Colin
QUAND LES POÈTES LISENT, QU'EST-CE QU'ILS ÉCOUTENT ? Serge Ritman Armand Colin | « Le français aujourd'hui » 2005/3 n° 150 | pages 103 à 105 ISSN 0184-7732 ISBN 9782200920722 DOI 10.3917/lfa.150.0103 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2005-3-page-103.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Par Serge RITMAN Deux lignes de Tristan Tzara dans L’Homme approximatif 1 suggèrent la force relationnelle et subjectivante que « la parole » porte dans son activité – ici, le tissage n’est pas la métaphore a-subjective que l’on répète à satiété depuis Roland Barthes… « je pense à la chaleur que tisse la parole autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous » Une force relationnelle avec son coefficient corporel : la « chaleur » d’un « nous » est celle qui passe de corps en corps dans et par le langage. Son foyer étant ce « noyau » de « rêve ». Ce qui n’est pas sans évoquer le « noyau poétique » (das Gedichtete) que Walter Benjamin2 propose pour rendre compte de ce que Goethe appelait « teneur » et Novalis « idéal a priori » et qu’in fine il nomme « loi d’identité » : « Cette loi d’identité énonce que toutes les unités, à l’intérieur du poème, apparaissent d’emblée dans une interprétation intensive, qu’on ne peut ja- mais saisir les éléments à l’état pur, mais seulement la structure relationnelle où l’identité de l’essence singulière est fonction d’une chaine infinie de sé- ries, à travers lesquelles se développe le noyau poétique. La loi selon laquelle toutes les essences se révèlent, dans le noyau poétique, comme unité des fonctions en principe infinies – cette loi est la loi d’identité. Aucun élément ne peut se détacher, libre de toute relation, de l’intensité de l’ordonnance cosmique, sensitivement perçue à son fondement. Dans tous les agence- ments singuliers, dans la forme interne des strophes et des images, on verra se réaliser cette loi, de sorte qu’au centre de toutes les relations poétiques s’effectue finalement ceci : l’identité des formes sensibles et spirituelles, à l’intérieur de chaque catégorie et d’une catégorie à l’autre – l’interpénétra- tion spatio temporelle de toutes ces formes dans un spirituel qui les résume, le noyau poétique, et qui se confond avec la vie. » (p. 104-105) Cette « loi d’identité » est certainement la voix qui porte le poème plus qu’il n’est porté par elle. Et cette voix, si l’on revient à Tzara, nous porte dans « le rêve qu’on appelle nous », c’est-à-dire dans la relation : la relation de la relation. 1. T. Tzara, L’Homme approximatif (1931), Paris, Gallimard, « Poésie », 1968, p. 25. 2. W. Benjamin, « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin. “Courage de poète” et “Timidité” » (1955), trad. M. de Gandillac, dans Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, pp. 91-124. © Armand Colin | Téléchargé le 25/04/2022 sur www.cairn.info via Université de Lausanne (IP: 130.223.6.95) © Armand Colin | Téléchargé le 25/04/2022 sur www.cairn.info via Université de Lausanne (IP: 130.223.6.95) Le Français aujourd’hui n° 150, Voix. Oralité de l’écriture 104 Il y a un paradoxe de la lecture des poèmes en public et chacun le vit sans qu’on arrive à s’en expliquer au risque de verser dans le conformisme culturel de telle lecture : scolaire ou non, traditionnelle ou à la mode. Les poèmes cherchent, comme dit O. Mandelstam, « l’interlocuteur provi- dentiel3 ». Et Marina Tsvetaieva dit plus violemment le paradoxe : « Je hais les choses publiques (Le monde – d’innombrables unités. Je suis pour chacun et contre tous)4. » Ce qui n’est pas sans évoquer Henri Michaux : « Le mal, c’est le rythme des autres5 ». Le public des lectures est l’ennemi des lectures. Le premier travail à faire c’est d’inventer le public, d’inventer un « nous » qui soit celui de chacun contre tous avec le poème. Et, en premier lieu, bien évidem- ment, du lecteur dit public. Par quoi il faut sans cesse travailler à ce que M. Tsvetaieva pose comme une éthique du poète : « Je suis très loin de tout cercle (j’entends par là cercle de personnes) donc très loin aussi des cercles littéraires, qui sont ici beaucoup plus absorbés par la politique que par la littérature, c’est-à-dire vocifèrent et haïssent plus qu’ils ne se taisent (n’écrivent) et n’aiment. » (p. 249) Si elle s’en prend aux cercles russes du Paris des années trente, on ne peut s’empêcher de songer aux cercles les plus variées qui absorbent et vocifè- rent… dans et par les instrumentalismes les plus variés : médiatisation, spectacularisation, animations voire vulgarisation que les meilleures inten- tions et les plus faibles budgets alimentent… « Ils veulent tous vivre : agir, communiquer, « construire la vie » – ne se- rait-ce que la leur (comme si c’était un jeu de cubes ! Comme si elle se cons- truisait ainsi !). La vie doit apparaitre de l’intérieur – « fatalement » – c’est- à-dire être un arbre et non une maison. » (p. 350-351) Le productivisme du jeu de cubes est une politique qui gère « postures » (linguistique discursive et praxématique6) et « costumes » (Jean-Marie Gleize dans Le Français aujourd’hui, n° 114)…, pour dé-montrer qu’on joue le jeu de l’instrumentalisme langagier : bonnes intentions et intentions d’auteur sont toujours de mise quand le poème reste à la porte avec… la vie. Et un arbre ne rentre pas dans un plan, encore moins dans un « bon plan » ! Cette poussée intérieure, cette sève qui peut alors faire qu’une lecture soit entièrement portée par le poème et non par le poète en « posture » ou « costume », c’est ce qui fait que ce dernier devient « une oreille, pointée sur 3. O. Mandelstam, « De l’interlocuteur » (1913), dans De la poésie, trad. par Mayalasveta, Paris, Gallimard, 1990. 4. M. Tsvetaieva, Vivre dans le feu, Confessions, trad. Nadine Dubourvieux, intr. de Tzvetan Todorov, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 309. 5. H. Michaux, « Premières impressions », dans Passages (1937-1963), Paris, Gallimard, 1963, p. 135. 6. Voir, par exemple, R. Amossy (dir.), Images de soi dans le discours, La construction de l’ethos, Lausanne/Paris, Delachaux et Niestlé, 1999 ; et J. Bres, « Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français », dans J. Bres et alii (éds.), L’Autre en discours, Montpellier, université Paul Valéry, « Praxiling », 1999. Traces et marques évitent toujours de penser l’activité dans et par le langage… © Armand Colin | Téléchargé le 25/04/2022 sur www.cairn.info via Université de Lausanne (IP: 130.223.6.95) © Armand Colin | Téléchargé le 25/04/2022 sur www.cairn.info via Université de Lausanne (IP: 130.223.6.95) « Quand les poètes lisent, qu’est-ce qu’ils écoutent ? » 105 l’autre » (p. 237), comme dit M. Tsvetaieva. Mais comment pointer l’oreille sur l’autre ? En étant tout ouï « comme dans les rêves » : « Personne ne m’est étranger : avec chacun – je commence par la fin, com- me dans les rêves, où il n’y a pas de temps pour les préliminaires. » (p. 441) C’est que la lecture est un acte d’amour sans préliminaires (voyez Dante). En entendant cette activité amoureuse « avec chacun » dans le seul lieu qui la rende possible : dans « la chambre du rêve » que M. Tsvetaieva nous suggère dans une vision très baudelairienne : « La chambre du rêve, s’élargissant et se rétrécissant, surgissant et disparais- sant suivant les exigences de l’action intérieure, avec – quand il le faut – une porte, quand il ne le faut pas – l’impossibilité d’une porte. » (p. 367) J’aime alors que la lecture dite publique devienne cet intime extérieur : cette « chambre du rêve » qui a ou n’a pas sa porte : c’est selon chacun ou chaque poème ou chaque lecture. Les lectures réalisées jusqu’à ce jour viennent et reviennent aux lectures réalisées dans les lieux scolaires avec d’autres poèmes ou textes. Parce que l’institution scolaire se doit de protéger et son lecteur et ses auditeurs, j’ai inventé avec eux à lire « mes » textes à « mes » élèves, et je me suis toujours refusé à des situations libres pour que les élèves uploads/Litterature/ artigo-ritman-quand-les-poetes-lisent.pdf
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- Publié le Dec 07, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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