INDIGÈNES AU-DELÀ DE L'EXOTISME Augustin Berque Presses Universitaires de Franc

INDIGÈNES AU-DELÀ DE L'EXOTISME Augustin Berque Presses Universitaires de France | Diogène 2002/4 - n° 200 pages 46 à 57 ISSN 0419-1633 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2002-4-page-46.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Berque Augustin, « Indigènes au-delà de l'exotisme », Diogène, 2002/4 n° 200, p. 46-57. DOI : 10.3917/dio.200.0046 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. 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INDIGÈNES AU-DELÀ DE L’EXOTISME par AUGUSTIN BERQUE Il est dans la nature de la terre de se trouver « toute entière étendue sous le ciel » : hapasê hê hupo tô kosmô keimenê (Isocrate)1 ; et le ciel, quant à lui, détermine le Monde. Il n’est autre en effet que le Monde, comme Platon l’affirme dans les derniers mots du Timée : « le Monde est né : c’est le Ciel, qui est un et seul de sa race » (ho kosmos… gegonen heis ouranos hode monogenês ôn). Ce qui s’impose ainsi comme « un et seul de sa race » est, par nature, dominateur de ce qui lui est soumis : la terre. L’âge de la modernité venu, et aujourd’hui plus que jamais, l’Occident a effectivement soumis la Terre et ses indigènes, en leur imposant le Monde qui est le sien. Pourtant, il est dans la nature des mondes, comme des ciels, d’être bornés par un horizon ; et il n’est de ciel, comme de monde, que soutenu par une terre. Par la Terre, c’est-à-dire la nature. Cette certitude ancienne, cette métaphore première est gravée en nous depuis que l’être devenant humain, se dressant les pieds sur la terre et la tête vers le ciel, a vu pour la première fois l’horizon. Comme nous l’apprend la paléoanthropologie, c’est en effet dans ce même mouvement qu’il a commencé de créer les systèmes techniques et symboliques dont devait naître l’écoumène2 ; et cette métaphore première qui fonda l’écoumène et ses mondes, elle n’a cessé de travailler à l’engendrement de métaphores secondes, qui par les voies de l’inconscient gouvernent l’histoire de la pensée humaine3 – d’Aristote lorsque, inventant la notion de sujet, il la nomma hupokeimenon, « ce qui gît dessous » (comme la terre sous le ciel), à Heidegger lorsqu’il imagina l’Origine de l’œuvre d’art comme un « litige » (Streit) entre un monde et la terre. Streit il y a, en effet, parce que la terre se refuse, et se retire en son intérieur, dans 1. Oratores attici, 78. 2. On reconnaîtra ici la thèse d’André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel 1964, 2 vol., qui lie l’hominisation au développement de systèmes techniques et symboliques par extériorisation des fonctions du corps animal. Sur l’engendrement et l’ontologie de la relation écouménale, voir mon livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin 2000. 3. Je dois cette idée à la lecture de George LAKOFF et Mark JOHNSON, Philosophy in the Flesh. The Embodied Mind and its Challenge to Western Thought, New York, Basic Books 1999. Toutefois, l’idée de « métaphore première » m’est venue du croisement de cette lecture avec celle de Leroi-Gourhan ; il s’agit de quelque chose de plus fondamental que les « métaphores primaires » (primary metaphors) dont parlent ces deux auteurs. 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Ce rapport est inaliénable ; il est inscrit dans la métaphore qui a fondé l’humanité de chacun d’entre nous, quand bien même ceux qui maîtrisent le Monde prétendent à la qualité d’humains par excellence. La modernité s’est ainsi pétrie de l’aporie par laquelle, tout en réduisant la Terre à son propre monde, c’est-à-dire en universalisant celui-ci pour en faire le Monde contemporain, l’Occident s’est amené lui-même a en reconnaître la singularité, voire à s’exotiser lui-même sous le regard de ses propres sciences sociales. La ruse en l’occurrence n’est pas seulement que, vue d’ailleurs (d’Orient, par exemple), cette exotisation de soi-même n’est qu’un alibi d’Occidental – comme si, en effet, l’Occident pouvait être « ailleurs » (alibi) qu’en son propre monde ! Elle est que nos sciences sociales, en relativisant ce monde que notre histoire absolutise, en sont venues à nier la base même qui le porte comme elle porte les autres mondes humains ; base qui n’est autre que la Terre, ou la nature. Comme si l’humain, devenu monocéphale5 et planant librement dans le ciel de ses propres mondes, n’avait plus besoin de la terre commune qui porte universellement nos pieds ! II. En se dressant vers le ciel, l’être devenant humain acquit la faculté de parler ; c’est-à-dire de prédiquer la Terre en un monde, celui-là même qu’il construisait en même temps par ses techniques. Notre monde en effet n’a pas l’universalité de la nature ; il n’est autre que la manière singulière que nous avons de sentir, de dire, 4. Citons le passage essentiel à cet égard : « Ce vers où l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous l’avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommend-Bergende). La terre est l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la terre et en elle, l’homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde, l’œuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux. L’œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit un monde. (…) Monde et terre sont essentiellement différents l’un de l’autre, et cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde ». Martin HEIDEGGER (traduction de Wolfgang Brokmeier), Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard 1962 (1949), p. 49-50 et 52. 5. J’emprunte cette image à Gilbert DURAND, Introduction à la mythodologie, Paris, Albin Michel 1996, qui stigmatise p. 78 « les insuffisances, les impasses, les échecs, les faillites éthiques des sciences humaines morcelées, monocéphales, obnubilées par le non-sens du sémiotique et de l’arbitrarité du signifiant ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h25. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h25. © Presses Universitaires de France AUGUSTIN BERQUE 48 de penser et de faire des choses à la surface de la Terre, qui est son hupokeimenon : la base de ce prédicat qu’il est comme le sont les autres mondes humains. Chaque monde est ainsi le prédicat singulier d’un sujet universel : la nature. Mais la réalité, qui se produit historiquement dans ce rapport, ne nous apparaît jamais qu’en deçà de l’horizon de notre propre monde. C’est pourquoi, confondant le sujet dans le prédicat, l’humain est porté à dire le Monde (comme s’il n’y avait pas d’autre prédication possible) et la Réalité (comme si la réalité des autres n’était qu’illusion). Nous posons faussement l’équation S (sujet) = P (prédicat), alors que la réalité n’est que S/P : un rapport de prédication entre la Terre et un certain monde. Ce rapport de prédication, nous l’appelons fort justement histoire : une manière de relater les choses (S/P) qui prétend être la manière dont elles se sont passées (S=P). Ainsi la réalité du Monde est historique, non point naturelle. Mais l’histoire est par définition du passé ; qu’en est-il du présent ? À la relation historique (la manière de dire le passé) uploads/Litterature/ indigenes-au-dela-de-l-x27-exotisme-2002.pdf

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