LE LIVRE BRISÉ DE ROLAND BARTHES Ce qui me fascine dans Nietzsche, ce n'est pas
LE LIVRE BRISÉ DE ROLAND BARTHES Ce qui me fascine dans Nietzsche, ce n'est pas tel ou tel livre, c'est précisément le fragment, c'est précisément ce type d'écriture.[1] Un élément cardinal de la sensibilité postmoderne réside dans sa fascination pour le chaos, dans sa prédilection pour l'errance, dans son engouement pour une « ambiance mentale discontinuiste plus sensible aux basculements imprévisibles »[2], Serge Doubrovsky va même jusqu'à présenter l'exigence "fragmentale" comme un trait distinctif de l'autofiction : « Fragments épars, morceaux dépareillés, tant qu'on veut : l'autofiction sera l'art d'accommoder les restes. »[3]. Roland Barthes par Roland Barthes (1975), autofiction avant la lettre, en même qu'elle inaugure, après la crise des années soixante, un retour du sujet, porte à son extrême conséquence la brisure du texte. Nous nous proposons, à partir de ce livre qui a fait date dans l'histoire littéraire du genre autobiographique, de jeter la lumière sur son dispositif fragmental, afin d'élucider les enjeux et les perspectives qui ont présidé à un tel structural. Barthes, très attaché à l'esthétique du fragment, ne cache pas sa résistance à la composition. L'esthétique de la rupture est informée par le principe nietzschéen que l'invention se fait dans le dissentiment. Cette prédilection pour l'écriture fragmentaire n'est assurément pas nouvelle dans le cas de Barthes ; la plupart de ses textes relèvent de cette forme brève qu'est le fragment : Son premier texte ou à peu près (1942) est fait de fragments [...] Depuis, en fait, il n'a cessé de pratiquer l'écriture courte. (R B / R B, p. 89) Le fragment est considéré par Barthes comme le lieu d'une écriture précaire et continuellement différée. La notion de fragmentarité porte atteinte à l'exigence classique de l'oeuvre fondée sur la perfection, la cohérence et l'achèvement. Un trait fondamental de la sensibilité postmoderne consiste, selon Lyotard, à remettre en question les notions d'unité, d'homogénéité et d'harmonie. Barthes intitule son dernier fragment "Le monstre de la totalité" (R B / R B, p. 156) comme pour nier l'achèvement de son livre qu'il apparente à "un texte sans fin" (Ibid.). Le discours "totalitaire" est celui d'une « parole continue, sans intermittence et sans vide, parole de l'accomplissement logique qui ignore le hasard »[4]. Le recours au fragment se justifie par une volonté de confondre les genres, de perturber les horizons d'attente puisque le fragment, par son caractère autotélique (nous pensons au hérisson des Romantiques allemands), n'intègre pas le déterminisme textuel de l'ensemble dans lequel il se présente, au sens où aucun fragment n'est dicté pas par ce précède, pas plus qu'il n'annonce ce qui va suivre. L'imprévisibilité du contenu "fragmental" qui verse dans tous les types de discours, et la réversibilité déictique (je, il et vous renvoient à une seule et même personne) rendent impérieuse « la nécessité de remodeler les genres » : [...] pas plus pur imaginaire que la critique (de soi). La substance de ce livre, finalement, est donc fatalement romanesque. L'intrusion dans le discours de l'essai, d'une troisième personne qui ne renvoie cependant à aucune personne fictive, marque la nécessité de remodeler les genres : que l'essai s'avoue presque un roman : un roman sans noms propres. (R B / R B, p. 110) Ce fragment donne à lire la revendication d'un discours polymorphe dans la suite du décadrement des genres : essai, roman et autoportrait renvoient à un seul et même texte. Non seulement le fragment est susceptible d'embrasser plusieurs genres, mais aussi le il, déictique romanesque par excellence, peut s'avérer porteur d'une "indexiation" égophorique. Ce n'est pas le mélange des genres (Miscellaneous) qui est visé ici, mais plutôt l'abolition des frontières. L'essai, aussi surprenant que cela puisse paraître, doit être appréhendé comme un récit "à la troisième personne". Pour reprendre une réflexion de Genette dans "Frontières du récit", « le discours peut "raconter" sans cesser d'être discours » de même que « le récit peut discourir sans sortir de lui-même »[5]. De ce point de vue, tout commentaire est récit, mais tout récit est commentaire. Si Barthes fait du fragment un choix esthétique, c'est qu'il est subversif, réfractaire aux classements et qu'il figure un espace frontalier qui subsume les distinctions génériques traditionnelles. La "loi du genre" se déplace vers une esthétique qui ouvre jour aux débordements et aux contaminations réciproques entre essai, fiction et autobiographie. Dans le sillage de Barthes, Derrida a bien montré que « tout texte participe d'un ou de plusieurs genres ». Ainsi, « il y a toujours du genre et des genres mais cette participation n'est jamais une appartenance »[6]. Le fragment barthésien oeuvre dans ce sens : il est employé comme un redoutable instrument à déconfire les genres et à pulvériser les systèmes annexés aux notions de consensus ou de vérité logocentrique. Serge Doubrovsky considère que « les textes de Barthes appartiennent simultanément à des genres contraires »[7]. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, tous les efforts de l'auteur tendent à maintenir une indécision voire une incongruence générique. Le caractère atélique afférant au choix fragmentaire, n'est pas sans rapport avec l'histoire factuelle de Barthes qui, n'ayant pas eu de descendance, a interrompu la succession héréditaire : « la lignée a fini par produire un être pour rien » (R B / R B, p. 25) La discontinuité n'est pas seulement un mode d'écriture, mais un aussi un mode de lecture, voire un mode de vie. Dans un fragment intitulé "La papillonne", l'auteur se relit par intermittence ; sa journée est faite de "diversions" et d'interruptions successives : La Papillonne travaillant à la campagne (à quoi ? à me relire, hélas !), voici la liste des diversions que je suscite toutes les cinq minutes : vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger une prune, aller pisser, vérifier si l'eau est toujours boueuse (il y a eu une panne d'eau aujourd'hui), aller chez le pharmacien, descendre au jardin voir combien de brugnons ont mûri sur l'arbre, regarder le journal de radio, bricoler un dispositif pour tenir mes paperolles, etc. : je drague. (La drague relève de cette passion que Fourier appelait la Variante, l'Alternante, la Papillonne.) (Ibid., p. 72) Le caractère hétéroclite des actions auxquelles se livre l'auteur dans ce fragment est induit par le mouvement de "la Papillonne" ou de "l'Alternante" dont l'effet se traduit par un changement continuel de perspective. Il n'est pas absurde, de rapprocher le régime fragmentaire dans Roland Barthes par Roland Barthes de l'itinéraire intellectuel de l'auteur, fait de ruptures successives ou du moins de retournements de perspectives. Réda Bensmaïa n'a pas manqué de souligner cet aspect : « L'oeuvre de Barthes, écrit-il, apparaît aujourd'hui comme constituée de mutations et de ruptures qui rendent vaine toute tentative de synthèse ou de récupération. »[8] Dans un fragment intitulé "Phases", l'autoportraitiste récapitule, sous forme de tableau et suivant un ordre chronologique, les étapes successives de ses recherches. Se penchant sur le bilan de ses pérégrinations intellectuelles, Barthes souligne la diffraction littérale se son oeuvre : « chaque phase est réactive : l'auteur réagit soit au discours qui l'entoure, soit à son propre discours, si l'un et l'autre se mettent trop à consister. » (R B / R B, p. 129) Entre ces différentes phases, malgré la prégnance de la rupture et du retournement, « il y a des chevauchements, des retours, des affinités, des survies ». (Ibid., p. 129) Fluctuation incessante entre "hétérologie" et continuité, ce mouvement dialectique de la pensée, informe très profondément toute la production barthésienne[9]. Cette macro-dynamique oscillatoire (discontinuïste et itérative) sera injectée au texte qui nous préoccupe au premier chef ; c'est elle qui régit en effet le déroulement fragmentaire de Roland Barthes par Roland Barthes, conçu dans un « équilibre, toujours, labile de la confluence et de la migration »[10]. Ce livre est la fois réécriture et désécriture.[11] T out comme Le Plaisir du texte, ce livre est classé sous la rubrique "moralité", une désignation qui de prime abord peut surprendre. Mais le terme fait partie de ces « mots dont le sens est idiolectal ». (R B / R B, p. 114) Pour Barthes, la « moralité doit s'entendre comme le contraire même de la morale (c'est la pensée du corps en état de langage) ». (Ibid., p. 129) Le "genre" de la "moralité", se confond avec une écriture qui opère un retour vers le corps du sujet. Barthes entretient un rapport sensuel avec la langue ; écrire c'est dévoiler son corps : « ce sera toujours un discours investi où le corps fera son apparition ». (Ibid., p. 123) Son discours, « ne croyant pas à la séparation de l'affect et du signe » (Ibid. p. 154), mêle la distance critique à la touche sensible. A la recherche de son autoportrait, le sujet ne saurait faire l'économie de l'émotion que certains détails provoquent en lui : l'affect, pour Barthes, est une manifestation du corps. Nous entrons à présent dans des considérations macro-structurelles, relatives à l'entour et au mode de consécution des fragments. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, la disposition "fragmentale" est assujettie à deux arbitraires taxinomiques uploads/Litterature/ le-livre-brise-de-roland-barthes.pdf
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- Publié le Apv 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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