La pyramide de Dunant : réflexions sur l’«espace humanitaire»* Daniel Thürer Pr
La pyramide de Dunant : réflexions sur l’«espace humanitaire»* Daniel Thürer Professeur et directeur de l’Institut de droit international public et de droit constitutionnel comparé à l’Université de Zurich et Membre du CICR. Résumé Cet article recourt à la métaphore d’une pyramide renfermant l’espace humanitaire, pour représenter sous une forme visuelle l’essence du droit et de l’action humanitaires. Le principe d’humanité, sommet de la pyramide, représente le but ultime, tandis que le droit international humanitaire constitue la base de l’édifice; les parois latérales sont formées par les principes d’impartialité, de neutralité et d’indépendance, qui englobent l’espace humanitaire et rendent possible l’entreprise humanitaire. *** Voilà, je crois, la meilleure manière d’instaurer une paix durable : montrer à toutes ces personnes différentes, de tous les bords, que nous sommes tous des êtres humains. Nous avons tous une famille, une vie, des ambitions, des peurs, tout comme eux. Nous sommes tous humains, et nous pouvons tous vivre ensemble. Mais nous devons être capables de comprendre et de saisir nos différences au même titre que nos similitudes... Désolée de faire des sermons... Je passe à autre chose1 ! Une guerre n’a jamais mis fin à rien2. Notre mode de pensée devient toujours plus complexe, plus technique et plus abstrus. C’est particulièrement vrai des sciences naturelles et des sciences sociales. Lequel d’entre nous peut comprendre — ne serait-ce qu’approximativement — la nature des découvertes qui ont valu au professeur Untel le Prix Nobel de physique en 2006 (contrairement aux travaux d’Albert Einstein, de Max Planck et d’autres grands penseurs célèbres) ? Qui, en dehors de ceux qui ont étudié ces sujets, peut comprendre le contenu et les visées des diverses écoles philosophiques ou sociologiques d’aujourd’hui (par opposition aux travaux de Hannah Arendt, de Max Weber ou de Carl Gustav Jung) ? Il n’en va pas autrement dans le domaine du droit, où l’on constate une tendance à la fragmentation, à la spécialisation et à la formalisation à outrance. Et pourtant, le droit — débattu dans les parlements et discuté dans les salles d’audience — est censé façonner et déterminer l’existence quotidienne de l’être * Cet article est une version légèrement remaniée d’un article publié en langue allemande par le même auteur, «Dunants Pyramide, Gedanken zu einem "humanitarian Raum"», dans : Stephan Breitenmoser et al. (éd.), Menschenrechte, Demokratie und Rechtsstaat, Liber amicorum Luzius Wildhaber, DIKE/NOmos, Zurich/Saint- Gall/Baden-Baden, 2007. La version anglaise de cet article a été publiée sous le titre “ Dunant’s pyramid - thoughts on the “humanitarian space”, International Review of the Red Cross, Vol. 89, N° 865, mars 2007, pp. 47-61. Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement le point de vue du CICR. 1 Extrait d’un courrier électronique envoyé par Erin Schuler, qui se trouvait alors en Bosnie, à sa famille aux États-Unis concernant les atrocités serbes. Cité dans un ouvrage sombre, édité par Andrew Carroll, qui contient de nombreuses pages de grande valeur littéraire : War Letters – Extraordinary Correspondence from American Wars, Rocket, New York, 2001, p. 470. 2 Proverbe africain, cité dans : Gerd de Ley, African Proverbs, Hippocrene Books, New York, 1999, p. 114. 2 humain. Le droit international humanitaire est censé influencer le climat moral et façonner des décisions déterminantes pour la vie et la mort de combattants et de civils dans les conflits armés. Or, cette branche du droit a une tendance particulièrement marquée à devenir un «droit pour experts», difficile à assimiler3. Ces textes de droit, qui comptent plus de mille articles, dont bon nombre sont détaillés et techniques, sont dans une large mesure le domaine réservé des experts militaires, diplomates et spécialistes de droit international, alors qu’ils devraient être présents à l’esprit des soldats et des citoyens, et du grand public4. Il est à mes yeux urgent que les élites socio-professionnelles réfléchissent au fondement de leur réflexion et la replacent dans son contexte. Mais la société moderne a aussi besoin d’une culture nouvelle de communication compréhensible, accessible, imaginative et facile à assimiler; une culture qui permet un dialogue entre les dépositaires de connaissances spécialisées et une partie importante de la population. Ceci ne signifie pas qu’il faille renoncer à une utilisation scientifique et précise des termes et du langage; mais les spécialistes ne doivent pas oublier que le langage symbolique — par opposition à un langage purement abstrait — est particulièrement efficace. L’être humain pense aussi en images et en idées5. Pour citer I. A. Richards, «La pensée est fondamentalement métaphorique6». Nous essaierons dans cet article de présenter trois formes, ou trois étapes, de présentation et d’illustration de ce qui constitue les enjeux essentiels du droit international humanitaire et de l’action humanitaire. Nous commencerons par trois «figures» ou «récits», puis nous projetterons sur ces récits concrets un certain nombre de principes abstraits et généraux de droit international humanitaire, tels qu’ils ont été mis en exergue et développés par la jurisprudence internationale, et qui sous-tendent les règles individuelles. Enfin, nous essaierons d’englober tous les éléments et les méthodes du droit international humanitaire et de l’action humanitaire au sein de la métaphore géométrique de la pyramide, qui contient un «espace humanitaire» ou «un concept spatial». Je m’arrêterai surtout sur le troisième aspect, d’où le titre de cet article, «La pyramide de Dunant». C’est en somme une tentative de mise en forme7 d’une diversité de principes, de règles, de doctrines, de pratiques et d’expériences (tant historiques qu’actuelles). 3 Le sergent Dan Welch, commandant de char dans la première division d’infanterie du septième corps d’armée des États-Unis, écrivait le 8 mars 1991, durant la deuxième guerre du Golfe, à sa femme Marianne et à son fils Chris : «Je pense toujours au type que j’ai abattu la veille de l’attaque. Si je ne l’avais pas tué, il serait sans doute maintenant dans un camp de prisonniers de guerre, en attendant de rentrer chez lui, tout comme moi. Il se serait sans doute rendu le lendemain, comme la plupart des autres.» Carroll, voir note 1 ci-dessus, p. 459. 4 Le fait que le droit international humanitaire soit si technique et donne lieu à un tel jargon s’explique par diverses raisons : le rôle majeur joué, lors des conférences diplomatiques qui ont conduit à l’adoption des traités de droit international humanitaire, par les spécialistes des forces armées et de la fonction publique nationale est une explication; mais surtout, il est essentiel que les règles soient formulées de manière précise et sans ambiguïté en vue de leur application sur le terrain. Reste que l’on pourrait parfois souhaiter qu’elles soient formulées dans des termes plus faciles à comprendre et plus marquants. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de même que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, invoquaient la «fraternité», et les secouristes à Solférino s’exclamaient «Tutti fratelli» (nous sommes tous frères). Ce type de langage a pour ainsi dire disparu des instruments modernes de droit international humanitaire. 5 Ernst Cassirer a défini l’être humain comme animal symbolicum plutôt que comme animal rationale. Voir Ernst Cassirer, Essai sur l’Homme, Les Éditions de Minuit, Paris, 1975, pp. 44 et suivantes. 6 Cité par Jeremy Rayner, «Organic and Mechanical Metaphors in Late Eighteenth-Century American Political Thought», Harvard Law Review, Vol. 110, 1997, pp. 1832 et suivantes. 7 Christophe Bouriau, Qu’est-ce que l’Imagination?, Vrin, Paris, 2003, p. 44. 3 Trois récits, trois figures Solférino : le récit fondateur8 S’il est vrai que les organisations se développent de manière positive lorsqu’elles demeurent fidèles à leurs idées fondatrices (selon la théorie qui veut que les structures évoluent toujours en fonction de précédents historiques9), alors les organisations humanitaires, dont la tâche consiste à soulager les souffrances des victimes de la guerre et d’autres formes de catastrophe, doivent aux instants cruciaux de leur évolution se remémorer et analyser les récits de leur création. Parmi ceux-ci, le livre de Henry Dunant, Un Souvenir de Solférino10, occupe une place éminente. Il relate l’origine de l’idée et de l’initiative qui ont amené la naissance de la Croix-Rouge. Son ouvrage a eu un effet immédiat et puissant. Dunant y décrit les scènes choquantes dont il a été témoin au lendemain de l’une des batailles les plus sanglantes du XIXe siècle, situation dont il a eu le rare privilège d’être témoin en tant que «simple touriste, entièrement étranger à cette grande lutte11», pour citer ses propres termes. Dans un texte chargé d’émotion, il relate ses impressions des événements qui se déroulèrent entre le vendredi 24 et le dimanche 26 juin 1859 près de Solférino, en Lombardie : 500 000 soldats français et autrichiens marchant au combat, alors que «de tous côtés, les clairons sonnent la charge et les tambours retentissent», «comme s’ils couraient à une fête12». Mais bientôt, «c’est une lutte corps à corps, horrible, effroyable : (...) c’est une boucherie, un combat de bêtes féroces, furieuses et ivres de sang13». L’aube du 25 juin se lève sur «l’un des spectacles les plus affreux qui se puissent présenter à l’imagination» : les malades et les blessés de toutes les nations uploads/Litterature/ irrc-865-thurer.pdf
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- Publié le Aoû 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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