1 ASKOLD IVANCIK Institut des études orientales, Moscou LES GUERRIERS-CHIENS Lo

1 ASKOLD IVANCIK Institut des études orientales, Moscou LES GUERRIERS-CHIENS Loups-garous et invasions scythes en Asie Mineure Un récit de Polyen (V II, 2, 1) concernant une défaite des Cimmériens par « des chiens très vaillants » et d'autres récits semblables (Ael., VH, 14,46; Pollux, V, 47; Plin., NH, VIII, 61, 143) sont comparés avec les données de plusieurs traditions indo-européennes. Selon ces dernières, des guerriers étaient sou- vent comparés avec des chiens el des loups ou étaient considérés comme tels. Les notions analogues, ainsi que les rites d'initiation (les expéditions militaires des jeunes gens, bal) existaient chez les Scythes el chez leurs descendants, Ossètes modernes. La dispa- rition des Cimmériens de l'Asie Mineure a été le résultat de la défaite infligée par les Scythes. On peut supposer que la tradition classique a conservé un fragment altéré d'une épopée scythe qui avait primitivement nommé des guerriers scythes « des chiens très vaillants ». W ere-wolves and Scythian invasions in Asia Minor : the warrior-dogs Polyen's accounl (V II, 2, 1) of the Cimmerian defeal al the hands of « valianl dogs » and similar narratives ( Ael., V H, 14, 46; Pollux, V, 47; Pliny, NH, V III, 61, 143) are compared with evidence from a number of Indo-European traditions. Warriors were frequenlly compared with or seen as dogs and wolves in lhese traditions. Similar notions including initiation rites (for instance bal, mililary expeditions laken by young men) exisled among the Scythians and lheir modern descendants, the Osseles. As a resull of lheir defeat by the Scylhians, the Cimme- rians disappeared from Asia Minor. The classical tradition presumedly preserved a distorled fragment of a Scylhian epie which qualified Scylhian warriors as « valiant dogs ». Revue de l'Histoire des Religions, ccx-3/1993, p. 305 à 329 Les sources antiques relatant les événements complexes qui affectèrent l'Asie Mineure au vue siècle av. J .-C., notamment les invasions nomades des Scythes et des Cimmériens, qui eurent une influence décisive sur le destin de cette région, sont peu nombreuses et peu explicites. L'une d'entre elles fournit pour- tant de précieuses indications sur le caractère de ces groupes d'archers, à condition de décrypter sa véritable signification. Il s'agit d'un texte de Polyen, auteur de la seconde moitié du second siècle après J.-C., qui a conservé dans ses Strata- gèmes le récit, qui remonte à une haute Antiquité, de la vic- toire du roi lydien Alyatte sur les Cimmériens (VII, 2, 1). Voici ce qu'il nous dit : « '.AJ.u&"t'TI)Ç K~(.L(.Le:~twv èmcr"t'poc"t'e:ucr&v"t'wv &ÀÀ6xo"t'oc xoct Ol)fHW~'YJ CJW(.LOC"t'OC èy_6v-rwv (.LE"t'OC -njç &M.'Yjc; ~uv&[.Le:Wç ' , , ' ' \ , 't: 1 ~' 0,.. xoct "t'OÙÇ IXÀX~(.L<ù"t'IX"t'OUÇ XUVIXÇ E7tL TI)V (1.1XX1JV E<-,'Yj'(IX'(EV, OL ïtp v- ïtÀIXXÉV"t'EÇ "t'OLÇ ~ocp6&po~ç wç 01jpLo~ç ïtOÀÀoÙç [.LÈ:V oc?nwv ~~Écp0e:~pocv, "t'oùc; ~è: Àomoùc; cpe:uye:w ocl.crxpwc; èo~&croc"t'o 11 : <<Entre autres forces, Alyatte engagea aussi dans la bataille contre les Cimmériens, qui faisaient une expédition contre lui et qui avaient des corps horribles et bestiaux, des chiens très vaillants qui, se jetant sur les Barbares comme sur des bêtes fauves, en mirent beau- coup en pièces et forcèrent les autres à fuir honteusement. 11 Même si ce récit présente un aspect folklorique indéniable, il repose néanmoins sur une information authentique, puisque Hérodote (1, 16), une source indépendante, nous confirme qu' Alyatte chassa d'Asie les Cimmériens. La source de Polyen est vraisemblablement Nicolas de Damas\ auteur contemporain d'Auguste, qui lui-même 1. J. Melber Über die Quellen und den Wert der Strategemensamm!ung Polyiins. Ein BeÎtrag zur Griechischen Historiographie, :' ahrbücher {ür. klasstsche Philologie, Suppl. 14, Leipzig, 1885, 451 sq. A. Sch1rmer,. Ober dte. Quel/en des Polyëin. Programm des Herzoglichen Christians-Gymnaswm zu Etsenberg, Altenburg, 1884, passim; cf. R. J. Phillips, The. So~rces an~ Metho?s of Polyae- nus. Summary of Dissertation, Harvard Studtes m Classtcal Phtlology, 1972, 76, p. 297-298. Les guerriers-chiens 307 se fondait à son tour sur les Lydiaka de Xanthos de Lydie (ve siècle avant J.-C.), œuvre qui lui était connue par un abrégé hellénistique2• Xanthos s'est beaucoup inspiré de la tradition folklorique lydienne, qui était très mal connue des Grecs cultivés de son époque3• Il est fort probable que le récit sur les Cimmériens est entré dans la littérature grecque avec l'ensemble de cette tradition. Il est significatif qu'Héro- dote, contemporain de Xanthos de Lydie, ne semble pas connaître ce récit, et rend compte de la victoire d' Alyatte sur les Cimmériens, sans donner le moindre détail. Le récit de Xanthos a été remanié à l'époque hellénis- tique, ou plus tard, peut-être par l'auteur de l'abrégé des Lydiaka, ou par Nicolas de Damas. Par un rationalisme pure- ment hellénistique, ces auteurs ont mis l'accent sur la ressem- blance des Cimmériens avec des fauves, qui aurait trompé les chiens. Cette interprétation repose sur une conception chère à Aristote (Pol., VII, 1254 b, 25-30) : les Barbares sont par nature esclaves et très proches des animaux. Leur corps et leur apparence correspondent à leur nature (cf. : "t'o!ç ~IXpo&po~ç wc; O'YjpLo~ç, 01jp~W~1j O'W(.LIX"t'IX de Polyen). On peut trouver un parallèle inattendu au récit de Polyen dans l'emblème des timbres amphoriques d'un des astynomes de Sinope, Hécatée fils de Posidée4• Ces timbres représentent 2. B. Heil, Logographis qui dicuntur num Herodotus usas esse videatur, Diss., Marpurgi, 1884, p. 27-34 ; E. Seidenstücker, De Xantho Lydo rerum scriplore quaesliones seleclae, Kiel, 1895 ; L. Pearson, Early Ionian Historians, Oxford, 1939, p. llO sq.; H. Diller, Zwei Erziihlungen des Lyders Xanthos, Navicula Chilonensis, Leyde, 1956, p. 66 sq. H. Herter, Xanthos der Lyder, RE, Z. R. Hbd. 18, 1967, Sp. 1354-1374. De l'épitomé, voir encore R. Drews, The Greek Accounts of Eastern History, Washington, 1973, p. 101-102. 3. Le rôle des récits folkloriques dans le développement de la prose archaïque grecque est bien connu. Cf. O. Schissel von Fleschenberg, Die griechische Novelle. Rekonstruklion ihrer lilerarischen Form, Halle, 1913; W. Aly, Volksmëirchen, Sage und Novelle bei Herodol und seinen Zeitgenossen, Gôttingen, 1921 ; A. I. Dovatur, Poveslvovalel'nyj i nautchnyj slil' Gerodota, Leningrad, 1957, etc. L'expression « récit folklorique • est employée ici et ailleurs pour désigner un genre folklorique qui était répandu dans un milieu urbain spécifique, surtout dans les villes grecques d'Asie Mineure. Les traits distinctifs des récits folklo- riques et de leur style sont décrits dans les travaux cités ci-dessus. 4. E. M. Pridik, Inventarnyj kalalog klejm na am{ornyh rulchkah i gorlychkah ina tcherepilsah Ermilazhnogo sobranija, Petrograd, 1917, p. 68, n° 135-1327, pl. X, 8. L'auteur dit que l'emblème représente • un homme qui se défend 308 Askold lvancik un homme repoussant du glaive des chiens qui attaquent. Compte tenu de l'importance des timbres amphoriques qui étaient apposés par les magistrats, il est très vraisemblable que ce thème n'a pas été choisi par hasard mais qu'il avait une valeur officielle5• Sinope était en effet considérée par beaucoup d'auteurs antiques, à partir d'Hérodote (IV, 12) comme le lieu où les Cimmériens s'étaient installés lors de leur invasion de l'Asie Mineure. Le Pseudo-Scymnos a conservé dans son Periplous (941-952) un récit de la préhistoire mythique et historique de Sinope, qui appartient à une tradi- tion localeS. Or, la fondation de Sinope, en 631 avant J.-C. selon Eusèbe, est directement liée dans ce récit à l'expulsion ou à la disparition des Cimmériens. Cela rendrait compréhen- sible la représentation de l'expulsion des Cimmériens sur l'emblème du timbre amphorique, qui devait faire office de symbole civique. En effet, c'est cet événement qui a rendu possible la fondation de la cité et, dans les colonies grecques, on prêtait une attention toute particulière aux circonstances qui avaient entouré la fondation de la polis. Elien (VH, XIV, 46) nous apprend que les habitants de Magnésie du Méandre ont vaincu les Ephésiens en utilisant des chiens de chasse. Il semblerait, à première vue, que cette tradition n'ait rien à voir avec celle rapportée par Polyen, mais cette impression ne résiste pas à une analyse appro- fondie. Selon la tradition antique Magnésie a été dévastée par les Cimmériens (Strabon, XIV, 1, 40, cf. XIII, 4, 8 (avec un bâton) contre deux chevaux se cabrant ». Cf. V. Grace, Tibres ampho- riques trouvés à Délos, Bulletin de correspondance hellénique, 1952, 76, p. 540, pl. XXVI, 41, un timbre avec un emblème mal conservé. Grâce à l'amabilité de M. Kolesnikov j'ai pris connaissance de trois autres timbres de ce type qui proviennent de fouilles récentes etTectuées à Bosporos (Fan-77, tr. fort., Gen-83, 6/3 n° 35 ; Pes-85/392) qui sont faits par des poinçons divers. Les emblèmes de ces timbres sont mieux conservés, et il est évident qu'il s'agit de chiens et non de chevaux. Je remercie Yvon Garlan pour la consultation à ce propos. L'acti- vité d'astynome d'Hécatée, fils de Posidée, date de la fin du m• et du début du u• siècle avant J.-C. (V• groupe chronologique). 5. Pour l'histoire de la question, voir Y. Garlan, L'interprétation du tim- brage amphorique grec, Revue archéologique, 1990, 32, p. 211-213. 6. Pour une analyse de ce récit, voir M. I. Maksimova, Antitchnye goroda jugo-vostotchnogo Pritchernomor'ja, Moscou-Léningrad, 1956, p. 37-52. Les guerriers-chiens 309 uploads/Litterature/ ivanchik1993-les-guerriers-chiens.pdf

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