1 J. D. SALINGER : L’Attrape-cœurs Depuis sa parution en 1951, des millions de

1 J. D. SALINGER : L’Attrape-cœurs Depuis sa parution en 1951, des millions de lecteurs prêtent à L’Attrape-cœurs, le fameux roman de l’écrivain américain J.D. Salinger (1919-2010), les plus grandes vertus. Parfois contestable, ce texte atypique et iconoclaste est célébré avec passion comme une œuvre culte. Âgé de dix-sept ans, Holden Caulfield, le jeune narrateur de L’Attrape- cœurs, nous raconte l’épisode douloureux de fugue et de dépression qu’il vécut un an plus tôt à la suite de son renvoi du collège Pencey. Autant le dire d’emblée, le Caulfield que l’on découvre dans les premières pages du texte de Salinger n’est pas un personnage particulièrement attachant. Caulfield affecte un parler de petit dur mordant, inculte et mal élevé. Son mode de langage est rudimentaire, médiocre, de guingois, son vocabulaire limité. C’est avec une certaine complaisance, semble-t-il, qu’il recoure à une batterie répétitive de mots grossiers, de formules appauvries. Il utilise avec abondance l’expression « Ça me tue » et ponctue à bon compte ses tirades de « et tout ». Dans une seule et même page du roman, on trouve, émanant de sa bouche fleurie, une copieuse rafale de « foutus fleurets », « foutu plan », « foutu môme », « foutu bouquin »… Caulfield n’est pas un nigaud, loin s’en faut, et c’est d’abord avec un certain étonnement que l’on observe que son langage indigent tranche souvent de manière disproportionnée avec les subtilités de pensée et les raisonnements qu’il est quelquefois en mesure de produire. Les mots et les tournures de phrases dont il fait usage sont la plupart du temps primaires et puérils mais le contenu général de son propos témoigne d’une pertinence sensible. Ne pas parvenir à 2 verbaliser correctement le fond de ses idées et de son cœur ne signifie pas, il est vrai, que l’on est un ignare ou un demeuré. Les réserves persistent cependant lorsque l’on continue d’écouter Caulfield se raconter. On a le sentiment d’être en présence d’un gamin qui n’aurait jamais mis les pieds à l’école. Il s’exprime comme un malheureux illettré des quartiers déshérités. Pourtant, il se trouve être le rejeton d’une famille aisée de la bourgeoisie new-yorkaise ; il pratique le golf depuis l’âge de dix ans ; il joue au tennis, se rend « chaque été » aux championnats nationaux de Forest Hills et tire grande vanité de ses valises de voyage achetées chez Mark Cross. Caulfield est censé être issu d’un milieu social très favorisé et avoir été scolarisé de façon régulière. Même s’il n’a jamais été un bon élève et qu’il a été renvoyé de plusieurs établissements, il a fréquenté les meilleurs collèges. Il n’a pas vraiment le langage de son cadre de vie. Autre étrangeté à propos de la forme langagière défaillante du personnage : Caulfield lit beaucoup. Il est un dévoreur de livres. La littérature est sa « matière favorite ». Visiblement, sa fréquentation assidue des textes littéraires n’a aucun impact sur sa façon de s’exprimer. C’est à désespérer de la littérature… Concernant le langage de Caulfield, nous naviguons ainsi de paradoxe en paradoxe. L’exercice de justification de l’auteur qui fait dire à son jeune protagoniste qu’il a un «vocabulaire à la noix » et que ses notes d’Expression Orale au collège ont toujours été catastrophiques ne parvient pas à nous convaincre totalement. Sur cette question du langage du narrateur, c’est sans doute avec un épisode situé en dernière partie de récit que la contradiction touche à son comble. Caulfield - qui s’exprime donc de façon très négligée et très lacunaire - s’offusque d’une faute de vocabulaire commise par un petit garçon qu’il rencontre (le petit garçon en question utilise le mot « tombereau » à la place de « tombeau »). C’est l’hôpital qui se moque de la charité… On remarquera toutefois que Caulfield reste à cette occasion fidèle à lui-même puisqu’il ponctue son offuscation d’un retentissant « Ça m’a tué ». En réalité, même lorsque l’on est animé des meilleures intentions du monde, il est difficile de prendre fait et cause pour Caulfield. Un brin m’as-tu-vu et nombriliste, son discours est souvent mâtiné de morgue et d’effronterie, secoué de sarcasmes hautains. L’arrogance du personnage se manifeste en premier lieu dans la manière cavalière avec laquelle il s’adresse au lecteur. Ainsi, on relève cette phrase : « Elle avait aussi beaucoup de sex-appeal, si vous voulez le savoir. ». Le lecteur est-il aussi avide que le narrateur semble le croire de recevoir une telle révélation ? Plus loin, on est interpellé par cette autre déclaration : « Si vous voulez savoir, eh bien, je suis puceau. ». Ici encore, le lecteur est-il en mal d’une si extraordinaire confidence? Rien n’est moins sûr. D’autres exemples de ce type pourraient être cités. Nous éprouvons la désagréable sensation que le narrateur nous fait l’aumône de révélations exclusives… que nous n’avons nullement sollicitées. Ce n’est que peu à peu que 3 nous comprenons que cette geste insolente doit être mise sur le compte d’une gaucherie et d’une réaction de défense. L’impudence aigre et corrosive de Caulfield nous accompagne tout au long de l’œuvre lorsqu’il nous déclare ce qu’il a sur le cœur. La lecture péremptoire et vindicative qu’il fait du monde fait office de vérités universelles et définitives. Nous savons que l’adolescence n’est pas une période propice à la modération. Ici, rien de plus classique. Son arrogance prend aussi une forme plus distinctive. Il aime en effet défier les copains, titiller la compagnie, se montrer exaspérant. On dirait parfois qu’il recherche les coups. Pourquoi se fait- il tour à tour teigne ou roquet ? Est-ce un « genre » qu’il se donne ? Est-ce sa « nature » qui lui dicte de souffler sur les braises et d’asticoter son entourage ? Caulfield possède un côté tête brûlée. Il continue, par exemple - sans se soucier des conséquences directes de ses actes - d’insulter ceux qui lui cassent la figure. Il fait penser au chevalier noir du film Sacré Graal ! (1975) réalisé par les Monty Python. Dans une scène de ce film, ledit chevalier noir continue d’injurier son adversaire après que ce dernier lui a tranché le bras gauche de son épée, puis après qu’il lui a tranché le bras droit, puis une jambe, puis l’autre jambe… Caulfield, lui aussi, est un de ces praticiens forcenés du « Même pas mal ! », un bravache un peu kamikaze et irresponsable. Il dit paradoxalement être un « trouillard » mais en réalité, il n’est pas dénué de courage. Lors de mauvaises rencontres, il sait tenir tête à ses agresseurs avec bravoure et un certain sens de l’honneur. Les réactions provocatrices et jusqu’au-boutistes de Caulfield peuvent trouver leur origine dans cette instabilité psychologique et ce mal être qui minent la plupart du temps nos années de jeunesse. On peut aisément reconnaitre derrière la figure du jeune matamore chicaneur qu’est Caulfield celle de l’adolescent qui se cherche. Son arrogance est réactive. Elle est avant tout celle d’un être blessé que tout accable et irrite. La présentation que Caulfield fait de lui-même n’est pas toujours auto- satisfaite. Sans doute dans un souci de rééquilibrage souhaité par l’auteur, le narrateur ne manque pas, à deux ou trois reprises, d’en rabattre un peu. Il confesse qu’il aime bien « faire l’idiot », qu’il a «besoin d’un public», qu’il est «exhibitionniste », qu’il a « toujours tendance à [s’] énerver». Parallèlement, le récit se fait l’écho de quelques portraits peu flatteurs le concernant, tel celui dressé par la mère d’une de ses amies qui le perçoit comme un «excité sans but dans la vie ». A défaut d’être un « excité », Caulfield est plus sûrement un exalté. L’adolescence est aussi le temps de l’impatience, de la passion, de l’ébullition. Notre personnage montre bien d’autres facettes. Amer, grincheux, désabusé, Caulfield présente la caractéristique d’être un affligeant bonnet de nuit. Il ne cesse de râler, pester, regimber. L’Attrape-cœurs est une longue plainte bougonnante et contestataire, un marmonnement ininterrompu de 4 douleur et de révolte. Exclu de son collège, humilié, désorienté, Caulfield souffre. Tout son être se rebelle. Son cœur est à vif. Tout au long du récit, il procède à l’énoncé d’une interminable litanie de récriminations maussades et ténébreuses. Caulfield déteste tout ! Il abomine d’abord son ex-collège : « une sale boite ». La majorité des professeurs qui y enseignent sont des « tarés ». Ses anciens congénères collégiens, qu’ils se nomment Ackley, Ernest Morrow, Harris Macklin ou Carl Luce, sont des « frimeurs » et des « sales types ». Il exècre les chauffeurs de taxi, les aumôniers, les serveurs de bars, les personnes âgées qui « se traînent en pyjama ou en peignoir », les quidams qui se passionnent pour leurs voitures, les individus qui possèdent des « valises camelotes », les gens qui disent « que le café est prêt et qu’il ne l’est pas ». Il ne peut supporter les cérémonies d’enterrements, les « histoires idiotes des magazines », le mot « épatant » qui « fait nouille », la voix uploads/Litterature/ j-d-salinger-l-attrape-coeurs.pdf

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