PATRICK CHARAUDEAU Centre d’analyse du discours Université Paris 13 pcharaud@wa

PATRICK CHARAUDEAU Centre d’analyse du discours Université Paris 13 pcharaud@wanadoo.fr DES CATÉGORIES POUR L’HUMOUR ? Résumé. — Il existe une importante littérature sur la question de l’humour, tant dans la tradition rhétorique que littéraire et stylistique, sans compter les écrits dans les domaines philosophique et psychologique. À passer en revue ces écrits, on est frappé par leur justesse, mais en même temps, en les confrontant, par les contradictions entre certaines définitions (particulièrement sur l’ironie), ou par leur flou au point de ne plus pouvoir déterminer ce qu’est l’humour. L’article reprend cette question en proposant une catégorisation des faits humoristiques selon un certain nombre de paramètres issus de l’analyse du discours, catégorisation qui a servi de base à un travail d’analyse comparée entre les faits humoristiques dans les contextes culturels français et espagnols. Mots clés. — Humour, discours, énonciation, ironie, paradoxe, genre discursif, stratégies discursives. questions de communication, 2006, 10, 19-41 19 > DOSSIER P arler de l’humour nous met de plain-pied en face de plusieurs difficultés1. D’abord, il faut éviter d’aborder cette question en prenant le rire comme garant du fait humoristique. Si le rire a besoin d’être déclenché par un fait humoristique, celui-ci ne déclenche pas nécessairement le rire. D’une part, il faut qu’il soit perçu comme tel, ce qui n’est pas évident (voir les histoires perçues drôles par des hommes et point par des femmes, par des gens appartenant à telle culture et point par ceux appartenant à telle autre, et d’une façon générale par ceux qui sont pris comme témoins et ceux qui en sont les victimes). Une problématique du rire entraînerait à nous interroger sur le mécanisme même de ce qu’est une attitude réactive et de ce qui la suscite psychologiquement. On n’entrera donc pas dans une telle problématique qui dirait que le fait humoristique est un acte d’énonciation « pour faire rire », car s’il peut faire rire ou sourire, bien souvent ce n’est pas le cas. Par exemple, il peut accompagner une description dramatique de certains événements comme dans les caricatures de presse sur les guerres, les conflits et les drames de la vie quotidienne. Une deuxième difficulté réside dans le choix des termes qui servent à désigner l’acte humoristique. Un simple parcours des dictionnaires, de leurs définitions et des renvois qu’ils proposent montre qu’il est difficile de nous en remettre à leurs dénominations : comique, drôle, plaisant, amusant, ridicule ; plaisanterie, moquerie, ironie, dérision, raillerie, grotesque, etc., autant de termes qui s’enfilent dans une joyeuse sarabande dont on ne voit ni le début, ni la fin, ni une quelconque hiérarchie. Partir de ces termes pour en faire des catégories a priori nous mettrait face à des obstacles insurmontables : difficulté de classement, flou des définitions, prolifération des dénominations, renvois synonymiques en boucle. On peut se moquer et tourner en ridicule par ironie, dérision, loufoquerie, etc. ; on peut ironiser par dérision, faire de la dérision de façon ironique, railler avec ironie, à moins que ce ne soit ironiser en raillant. Si, en plus, on combine ces termes avec des qualificatifs du genre mordant, ravageur, caustique, cinglant, acerbe, âpre- badin, anodin, léger, bénin, ou si l’on rajoute d’autres dénominations du genre boutade, vacherie, bouffonnerie, etc., on n’est guère éclairé. La troisième difficulté tient aux catégories rhétoriques, dont on aurait pu penser qu’elles nous sauvent de l’imprécision des dictionnaires. En fait, c’est surtout l’ironie qui, dans la tradition rhétorique, a fait l’objet d’une catégorisation, à partir de la définition (minimale) qu’en propose 20 DOSSIER P. Charaudeau 1 Ce texte est le résumé d’un travail mené dans le cadre d’un Programme d’action intégré entre le Centre d’analyse du discours de l’université Paris 13 et plusieurs universités espagnoles, sous la responsabilité de l’université Complutense de Madrid. Aristote, lequel s’en tient à la décrire comme une antiphrase qui consiste à dire le contraire de ce que l’on pense. Dans cette filiation, on voit se confronter divers points de vue qui ne clarifient guère les choses. Dans le Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Morier (1981), ironie et humour sont présentés comme des catégories distinctes. La première s’opposerait à la seconde en ce qu’elle joue plus particulièrement sur l’antiphrase, alors que l’humour jouerait sur des oppositions qui ne seraient pas antiphrastiques ; de plus, l’ironie enclencherait le rire, alors que l’humour n’enclencherait que le sourire. Pour d’autres, au contraire, humour et ironie sont confondus ou du moins enchâssés l’un dans l’autre. C’est le cas de Robert Escarpit (1987 : 115) qui met le paradoxe ironique au cœur même de tout processus humoristique « par la mise en contact soudaine du monde quotidien avec un monde délibérément réduit à l’absurde ». Ainsi l’ironie serait-elle destructrice, alors que l’humour serait ce qui la « corrige […] par un clin d’œil complice ». Robert Escarpit pose là un nouveau problème dans la mesure où il associe à la notion d’ironie, celles de paradoxe et d’absurde. Il n’y aurait plus donc qu’une seule et même catégorie, tout acte humoristique relevant du paradoxe. Pourtant, il semble bien que parler de façon ironique en disant le contraire de ce que l’on pense n’est pas nécessairement paradoxal. Et pour ajouter à la confusion, on constatera que ce que l’on appelle traditionnellement l’ironie du sort, définie dans les dictionnaires comme « un mauvais coup du sort ou du destin », ne relève pas du mécanisme de l’ironie mais bien de celui du paradoxe. Enfin, souvent, ironie et raillerie sont mis dans le même panier, à commencer par César Chesneau Dumarsais et Pierre Fontanier (1967) qui écrivent que « l’ironie consiste à dire par manière de raillerie, tout le contraire de ce qu’on pense ou de ce que l’on veut faire penser aux autres ». Pourtant, lorsque Zazie dit « Mon cul ! » à ce monsieur qui se croit si important, elle ne dit pas le contraire de ce qu’elle pense : elle raille mais n’ironise pas. On verra plus loin la distinction que nous proposons entre ces deux notions. Donc la tradition ne nous éclaire guère, et pour ce qui nous concerne, nous emploierons le terme « humour » pour désigner une notion générique qui ensuite peut faire l’objet de diverses catégorisations. Le mécanisme de mise en scène du discours humoristique Tout fait humoristique est un acte de discours qui s’inscrit dans une situation de communication. Mais il ne constitue pas à lui seul la totalité de la situation de communication. À preuve qu’il peut apparaître dans diverses situations dont le contrat est variable : publicitaire, politique, médiatique, conversationnel, etc. Il est plutôt une Des catégories pour l’humour ? DOSSIER 21 certaine manière de dire à l’intérieur de ces diverses situations, un acte d’énonciation à des fins de stratégie pour faire de son interlocuteur un complice. Comme tout acte de langage, l’acte humoristique est la résultante du jeu qui s’établit entre les partenaires de la situation de communication et les protagonistes de la situation d’énonciation (Charaudeau, Maingueneau, 2002). L’acte humoristique ne se réduit pas non plus aux seuls jeux de mots comme bien des études semblent le suggérer. Les jeux de mots, s’ils relèvent en soi d’une activité ludique, ne produisent pas nécessairement un effet humoristique. Aussi est-on amené, pour étudier l’acte humoristique, à décrire la situation d’énonciation dans laquelle il apparaît, la thématique sur laquelle il porte, les procédés langagiers qui le mettent en œuvre et les effets qu’il est susceptible de produire sur l’auditoire, dont on donnera ici quelques aperçus. La situation d’énonciation : une relation triadique L’acte humoristique comme acte d’énonciation met en scène trois protagonistes : le locuteur, le destinataire et la cible. Le locuteur est celui qui, à l’intérieur d’une certaine situation de communication, produit l’acte humoristique : le locuteur dans des conversations, le publicitaire dans une annonce, le chroniqueur ou le caricaturiste dans un journal, l’animateur d’une émission de radio ou de télévision, etc. Le problème qui se pose à lui est celui de sa légitimité, de ce qui l’autorise à produire dans cette situation un acte humoristique. Car ne produit pas un acte humoristique qui veut, sans tenir compte de la nature de son interlocuteur, de la relation qui s’est instaurée entre eux, des circonstances dans lesquelles il est produit. Selon les cas, un acte humoristique peut blesser l’autre ou le rendre complice. Le locuteur doit donc avoir vis-à-vis de son interlocuteur une position qui à la fois légitime son énonciation humoristique et justifie, voire explique, le jeu langagier auquel il se livre à propos de tel thème, en visant telle cible. Parfois, c’est la place qu’il occupe dans la situation de communication qui le légitime : dans les caricatures, le dessinateur est par définition un humoriste ; dans les annonces publicitaires, le publicitaire s’autorise, pour séduire le consommateur, à jouer avec le langage ; dans les chroniques journalistiques d’humeur, le chroniqueur commente l’actualité en émaillant son texte de traits humoristiques. Dans d’autres cas, particulièrement ceux de la conversation spontanée, le locuteur doit se donner les moyens de justifier son énonciation humoristique car il risque d’être mal considéré uploads/Litterature/ charaudeau-des-categories-pour-l-humour.pdf

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