LA LIBRAIRIE DU XXIe SIÈCLE Collection dirigée par Maurice Olender J Essai de p

LA LIBRAIRIE DU XXIe SIÈCLE Collection dirigée par Maurice Olender J Essai de poétique du savoir cp ~ Â it.;k. ~ (1fù ll"tg 1111111111111111111111 ~IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII B00857630 Une première édition de cet ouvrage a paru sous le titre Les Mots de l'histoire. ISBN 2-02-020060-0 © ÉDITIONS DU SEUIL, SEPTEMBRE 1992 Le code de la propriété intellectuelle interdit tes copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduc- tion intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. Ce livre a pour origine un séminaire tenu en 1987 -1988 au Collège international de philo- sophie. Une première systématisation de ses résultats avait été proposée en mai 1989 dans le cadre des Conférences du Perroquet. L'invita- tion du Western Societies Program et du département d'histoire de Cornell University m'a permis de reprendre le travail dans le cadre d'une série de conférences sur les poli- tiques de l'écriture à l'automne 1990. Je remercie enfin les ami( e)s de Duke, Santa Cruz et Berkeley qui ont accueilli et discuté mon travail. Une bataille séculaire «Depuis plus d'un siècle, ceux qui s'in- téressent à l'histoire, et ils sont nombreux, se sont battus avec le mot. » Ainsi parle l'un des maîtres de la discipline. Et son propos semble d'abord facile à entendre. Les historiens longues et Vle 7 C'est ainsi qu'elle a revendiqué en même temps son appartenance à l'âge de la science et à celui de la démocratie. Une histoire, c'est aussi, au second degré, le récit de ces séries d'événements attribuées à des noms propres. Et le récit se caractérise ordinairement par son incertitude quant à la vérité des événements relatés et à la réalité des sujets auxquels ils sont attribués. Les choses seraient trop simples si l'on pouvait dire de toute histoire, selon l'ex- pression consacrée, qu'elle n'est qu'une his- toire. Le propre d'une histoire est de pouvoir toujours aussi bien être ou ne pas être une his- toire. Elles seraient trop simples aussi si la cer- titude des événements allait de pair avec celle des sujets. Mais précisément il est toujours possible d'attribuer des événements véridiques à des sujets de fiction ou de substitution et des événements incertains ou fictifs à des sujets réels. L'histoire amusante et le roman histo- rique vivent des tours et des détours que cette indétermination autorise. Apparemment, nous n'en sommes plus à ces problèmes. La science historique s'est con- stituée contre l'histoire amusante et le roman historique. C'est pour cela que historiens de la vieille école prônaient l'inspection rigou- reuse des sources et la critique des documents. 8 C'est pour cela que les historiens de la nou- velle ont appris les leçons de la géographie, de la statistique et de la démographie. Ainsi les matériaux de la construction historienne devaient-ils être à l'abri des fables de l'opinion et des tours des littérateurs. Reste que les matériaux ne sont rien sans l'architecture. On le sait, au sens habituel de l'expression: savoir une chose, c'est n'avoir pas besoin d'y penser. Ce qu'on se dispense ainsi de considérer est simplement ceci : l'histoire n'est, en derniè~e instance, susceptible que d'une seule archI- tecture, toujours la même: il est arrivé une série d'événements à tel ou tel sujet. On peut choisir d'autres sujets: la royauté au lieu des rois, les classes sociales, la Méditerranée ou 1'Atlantique plutôt que les généraux et les capitaines. On n'en affrontera pas m~ins le saut dans le vide contre lequel les ngueurs d'aucune discipline auxiliaire n'apportent de garantie: il faut nommer des sujets, il faut leur attribuer des états, des affections, des événe- ments. Et c'est là que les tenants de la vieille chronique attendaient déjà, il y a un siècle, les partisans d'une révolution de l'histoire, pour les prévenir de ceci : les objets et les méthodes qu'ils préconisaient pour mettre l'hist?i~e à l'heure de la science et des masses ne faIsaIent 9 que rendre plus indéterminables les règles la référence et plus invérifiables celles de l'in- férence. Avec les bonnes vieilles méthodes, régulièrement rajeunies, il possible ver à un degré suffisant de certitude sur les acter. des princes, de leurs généraux et de leurs ambassadeurs, sur la pensée qui les avait ani- més, sur les conséquences de leur politique, les raisons de leur succès ou de leur échec. les et on séparer les séries d'événements sérieusement attribuables à Louis XIV ou à Napoléon des provocations qui nient l'existence de l'un ou des affabulations qui se font sur le frère jumeau de l'autre. Mais comment la rigueur des séries statistiques mettra-t-elle jamais l'his- torien à même de soutenir sans risque l'énoncé selon lequel la bourgeoisie a éprouvé tel état, le prolétariat connu telle évolution ou la Médi- terranée vécu tel événement? S'éloigner des sujets traditionnels de l'histoire et des moyens de vérification attachés à leur visibilité, c'est pénétrer sur un terrain où se troublent le sens même de ce qu'est un sujet ou un événement et la manière dont on référence au premIer ou inférence du second. Com- ment entendre cette phrase typique de la nouvelle histoire: «Le désert 10 conquérant est plus d'une fois entré en Médi- terranée 1 » ? Assurément, l'historien de l'âge scientifique veut se détourner de la visibilité commode et superficielle des grands événe- ments et des grands personnages. Mais la science plus certaine qu'il revendique est aussi une histoire plus improbable, une histoire qui pousse à la limite l'indétermination du référent et de l'inférence propres à toute histoire. Question de mots, dira-t-on. C'est une malheureuse homonymie propre à notre langue qui désigne d'un même nom l'expé- rience vécue, son récit fidèle, sa fiction men- teuse et son explication savante. Exacts à pourchasser les pièges de l'homonymie, les Anglais distinguent story et history. Soucieux d'explorer dans leur spécificité l'épaisseur de l'expérience vécue et les conditions de con- struction du discours, les Allemands séparent Historie et Geschichte. Ces références con- venues peuvent boucher quelques trous dans les exposés méthodologiques. Leur vertu s'ar- rête là. Les chasseurs d'homonymes font comme les autres: ils attribuent des séries d'événements à des sujets. C'est qu'il n'y a rien d'autre à faire, à moins précisément de ne plus faire d'histoire. Et les chasseurs d'homo- nymes se sont même généralement mis à 11 }' école des victimes de l'homonymie, recon- naissant aux Annales la paternité de la révolu- tion scientifique du discours historique. La raison en est aussi simple, en son fond, qu'elle est paradoxale en son apparence. Il fallait pré- cisément la confusion de la langue pour mesu- rer en sa rigueur le dilemme : la science histo- rique nouvelle ne devait plus être une histoire et elle devait encore en être une. La différence de l'histoire-science à l'histoire-récit devait être produite au sein du récit, avec ses mots et ,on usage des mots. Car la bataille de la nouvelle histoire est d'emblée à double front. Face à la vieille école qui se targuait d'apporter à l'histoire toute la certitude dont elle était susceptible, se tenaient, penchés sur le berceau de l'histoire nouvelle, les bons et les mauvais apôtres de la science. Et ceux-ci, bien sûr, l'encourageaient à accomplir le pas décisif qui la mettrait sur le terrain de la certitude scientifique: abandon- ~er les événements, leurs successions insigni- fIantes ou leurs causalités hasardeuses; leur substituer les faits: ceux qui ne s'attribuent plus à aucun sujet particulier mais s'observent dans leur répétition, se laissent classer selon leurs propriétés et mettre en corrélation avec d'autres faits du même genre ou d'autres 12 genres de faits. Et ils lui indiquaient tous les moyens pour trouver les sources et utiliser les méthodes appropriées à ses nouveaux objets. La nouvelle histoire s'honorera d'avoir suivi la leçon des statisticiens par le truchement des sociologues et des économistes. Elle reconnaî- tra sa dette envers la provocation d'un Simiand pourfendant les trois idoles de la vieille his- toire : les idoles politique, chronologique et individuelle. Mais, bien avant Simiand, un obscur philosophe, Louis Bourdeau, avait) dans un gros ouvrage publié en 1888, dessiné polémiquement le décor emblématique de la nouvelle histoire: la grande mer, à peine ridée par le vent, opposant le calme de ses profon- deurs aux vaguelettes des individus et des évé- nements. Quelle était, demandait-il, l'ampli- tude réelle des événements les plus fracassants? La Révolution française n'avait pas existé pour quatre cents millions de Chinois et, en France même, « la voix des plus fougueux tribuns et le canon des plus retentis- santes victoires» n'étaient pas parvenus jus- qu'aux couches les plus profondes de la popu- lation. «Dans telle vallée écartée, dans maint village paisible, on n'entendit même pas parler de ces événements dont le bruit semblait rem- le monde. » Mais ne parlons pas même de 13 vallées écartées. Au centre supposé du séisme, l'événement avait glissé sur la surface des choses: «Quels que soient les événements, chacun continue de faire son métier accou- tumé. On sème, on récolte, uploads/Litterature/ j-ranciere-les-noms-de-l-x27-histoire.pdf

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