Revue Proteus – cahiers des théories de l'art « Vers un théâtre pauvre » Le thé

Revue Proteus – cahiers des théories de l'art « Vers un théâtre pauvre » Le théâtre ou l’émergence de l’être chez Jerzy Grotowski Au début du siècle dernier, l’invention du ciné- matographe marque un bouleversement majeur dans l’histoire de la représentation et des codes du langage, offrant grâce aux images animées, au montage et aux effets toujours réinventés la possi- bilité de retranscrire l’imaginaire. Face à lui, le théâtre, autre art de la représentation, doit affir- mer sa valeur et fonction. S’il ne veut pas devenir l’ombre du 7ème art, le théâtre doit défendre son authenticité et assurer sa pérennité. Pour y parve- nir, il semble nécessaire de repenser son essence afin qu’émerge une signification nouvelle qui lui permettra de mieux exister au regard de la moder- nité et ainsi occuper légitimement sa place ; place validée par des spectateurs ré-enchantés par la spécificité du médium théâtral. Alors qu’un large panel de théoriciens, tels Vladimir Maïakovski, les frères Čapek et György Lukács1, s’est penché sur 1. Les textes de Vladimir Maïakovski, Karel et Josef Čapek et György Lukács se trouvent regroupés dans l’essai de Daniel Banda et José Moure, Le Cinéma : naissance d’un art. En 1913, Maïakovski considère le cinématographe comme un prolongement technique (et non artistique) plus perfectionné du théâtre naturaliste de son époque dont la démarche semble être sclérosée. S’il veut résister et éliminer toute concurrence avec le cinématographe, le théâtre de l’avenir doit se définir et advenir. Les deux pourront alors cohabiter ; le cinématographe affirmera son utilité technique en revisitant les conceptions de la mise en scène et du décor. Cf. Le Cinéma : naissance d’un art 1895-1920, D. Banda et J. Moure (éd.), Paris, Flammarion, 2008, p. 252. De leur côté, les frères Karel et Josef Čapek, démontrent en 1910 dans « une nouvelle scène, un nouveau monde» (Ibid. p. 210), comment en l’espace des quatre années d’émergence, le cinématographe a réussi à dépasser les 400 ans de tentatives du théâtre dans sa reproduction du réel. Toutefois, selon eux, la course à la réalité ne va pas déclencher de bataille car chacun doit trouver ses propres droits élémentaires. Certes, le cinématographe possède une technique inégalable pour le théâtre mais, les ombres que nous propose l’écran ne cette question, on doit au metteur en scène polo- nais Jerzy Grotowski d’offrir la formulation d’une réponse à travers une approche en résonance aux expérimentations de ses prédécesseurs, à savoir : Constantin Stanislavski et Vsevolod Meyerhold. En 1965, dans le mensuel Odra, J. Grotowski publie « Vers un théâtre pauvre ». Ce petit essai diffusé au Danemark puis aux États-Unis dont Peter Brook signe la préface, devient une réfé- rence incontournable pour tous les chercheurs tant la pratique de son auteur ouvre de nouveaux horizons. « Vers un théâtre pauvre » constitue un résumé de la première étape de travail de J. Gro- towski qui se concentrait sur l’élaboration d’une méthode interprétative et sur la nécessité de la pauvreté au théâtre faisant de cette revendication la pierre angulaire de sa réflexion. En postulant la pauvreté du théâtre, J. Grotowski offre une solu- tion pertinente au problème de sa survie face au développement technique de son époque et, dans cette perspective il répond aux questions sui- vantes : par quel biais le théâtre peut-il déployer sa singularité ? En quoi est-il irremplaçable et dif- fère-t-il des autres media ? L’essence du théâtre : la rencontre acteur- spectateur On peut comparer la méthode de J. Grotowski à la philosophie à coups de marteau de Friedrich voleront jamais les battements de cœur qui résonnent sur les planches. Dans l’article « Pensées sur une esthétique du cinéma » dans Le Cinéma : naissance d'un art 1895-1920, op. cit. p. 214, György Lukács s’insurge quant à lui contre une théorie déclarant que le cinéma pourrait remplacer le théâtre. Cette idée est à combattre car elle méprise le principe actif du théâtre dont la principale caractéristique est la singularité de nous donner à voir directement, librement dans un moment éphémère la présence d’une personne vivante. 26 Revue Proteus – cahiers des théories de l'art Nietzsche1 ; en épurant au maximum, il examine ce qui donne souffle au théâtre et, au-delà des moyens techniques, il reconsidère son fondement. Si Grotowski en arrive à avancer que le théâtre s’apparente à la pauvreté c’est suite à une remise en question de son essence et de ce qui est néces- saire à sa survie. Ainsi, il s’interroge entre autres sur l’utilité de la lumière, du texte, du costume, du maquillage. Pour lui – et l’histoire théâtrale le confirme par une pléthore d’exemples – la lumière, les cos- tumes tout cela est accessoire, artifice. Sur la scène du théâtre pauvre, seuls l’acteur et le spectateur sont essentiels et c’est grâce à cette relation que le théâtre trouve sa respiration. Pauvre certes, mais dans toute la puissance du lien fondamental car, sans ce dernier le théâtre meurt. Comme dans toute relation, un échange s’éta- blit. Or, de quel type d’échange est-il question entre ces deux entités ? En effet, comment se manifeste l’échange chez le spectateur qui semble plutôt en état de passivité, assis confortablement dans son fauteuil ? De plus, comment l’acteur peut-il échanger et par quel intermédiaire par- vient-il à toucher chaque individualité ? Conçue sur la notion d’échange, cette relation est nommée chez J. Grotowski « une rencontre » : c’est en son cœur que réside l’essence du théâtre. Que ce soit entre spectateur-acteur ou entre metteur en scène- acteur, tout est centré sur l’idée d’une rencontre entre deux actants. Entrer dans les enceintes du théâtre ne s’apparente pas simplement à appuyer sur un bouton comme nous pouvons le faire avec un poste de télévision. L’expérience théâtrale brasse en elle une démarche où l’avant, l’après et surtout le pendant prennent sens pour que s’éta- blissent le moment de la rencontre dans un contexte inhabituel, extra-quotidien riche d’un contact humain qui n’existe ni au cinéma ni à la télévision, puisque le spectateur n’est plus face à un écran qui par des images montrent des person- nages. Au théâtre se manifeste une véritable expé- rience humaine, où les corps tissent dans le silence un lien invisible de l’ordre de l’indicible, comme si dans un temps voué à l’éphémère, chaque actant échangeait en état de transcen- 1. Cf. Friedrich NIETZSCHE, Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, J.-Cl. Hémery (trad.), Gallimard, Paris, 1988. dance. Pour atteindre cet « état de grâce » chez l’acteur et le spectateur, l’acteur doit être capable de s’offrir sans retenue à l’autre joueur qu’est le spectateur. Ce don du corps, ce don de soi est possible grâce à celui que J. Grotowski appelle « l’acteur saint » qui, selon des techniques induc- tives, réussit à se donner totalement par les mou- vements et le son. Pour l’acteur, arriver à se livrer sans aucune pudeur est un acte difficile puisqu’il doit faire abstraction de lui-même alors qu’il devient autre. L’homme quotidien cesse d’exister pour pouvoir être pleinement sur la scène, revêtir sa condition d’acteur et se donner entièrement à l’autre. Pour être plus clair, pour laisser surgir l’ac- teur, l’homme doit oublier ses inhibitions. À la recherche d’une praxis corporelle favo- risant l’échange J. Grotowski va fonder en 1959 un théâtre laboratoire qui a pour but de former de tels acteurs à travers une praxis conduisant à l’éveil. Il cherche et expérimente les moyens appropriés à la constitution d’une troupe composée idéalement d’acteurs dits « acteurs saints ». Ainsi, J. Grotowski travaille en repensant au jeu de l’acteur en fonc- tion de ses processus mentaux, physiques, émo- tionnels. À ce sujet, P. Brook définit ce qu’est le labora- toire de J. Grotowski dans les termes suivants : En Pologne un petit groupe dirigé par un visionnaire, Jerzy Grotowski, a lui aussi, le désir d’atteindre le sacré. J. Grotowski pense que le théâtre ne peut être une fin en soi. Comme la danse et la musique pour certains derviches, le théâtre est un véhicule, un moyen d’analyse personnelle, une possibilité de salut. Le domaine d’action de l’auteur, c’est sa propre personne. Ce domaine est plus riche que celui du peintre, plus riche que celui du musi- cien, car, pour l’explorer, il doit faire appel à tous les aspects de son être. Sa main, son œil, son oreille et son cœur sont ce qu’il étudie et ce avec quoi il étudie. Vu de cette façon, l’acteur est l’œuvre d’une vie : pas à pas, l’acteur étend la connaissance qu’il a de lui-même à travers les situations douloureuses, toujours renouvelées, que créent les répétitions, et les extraordinaires signes de ponctuation que sont les représentations. Dans la terminologie de J. Gro- towski, l’acteur laisse le rôle le pénétrer2. 2. Peter BROOK, « L’espace-vide », dans Écrits sur le théâtre, 27 Revue Proteus – cahiers des théories de l'art Il faut donc pour l’acteur éliminer tout blocage de la vie quotidienne propre à l’homme banal qui serait jeté au devant de la scène. L’acteur doit accomplir un acte uploads/Litterature/grotowski.pdf

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