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NOM : .............................................. Prénom : .............................................. Information et Communication — automne 2015 Mathieu RODUIT 1 Roman JAKOBSON, « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale, 1963. Le langage doit être étudié dans toute la variété de ses fonctions. Avant d’aborder la fonction poétique, il nous faut déterminer quelle est sa place parmi les autres fonc- tions du langage. Pour donner une idée de ces fonctions, un aperçu sommaire por- 5 tant sur les facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de commu- nication verbale, est nécessaire. Le DESTINATEUR envoie un MESSAGE au DESTINA- TAIRE. Pour être opérant, le MESSAGE requiert d’abord un CONTEXTE auquel il renvoie (c’est ce qu’on appelle aussi, dans une terminologie quelque peu ambigüe, le « réfé- rent »), contexte saisissable par le destinataire, et qui est, soit verbal, soit susceptible 10 d’être verbalisé. Ensuite, le message requiert un CODE, commun, en tout ou au moins en partie, au destinateur et au destinataire (ou, en d’autres termes, à l’encodeur et au décodeur du message) ; enfin, le message requiert un CONTACT, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d’établir et de maintenir la communication. Ces différents facteurs inalié- 15 nables de la communication verbale peuvent être schématiquement représentés comme suit : Chacun de ces six facteurs donne naissance à une fonction linguistique diffé- rente. Disons tout de suite que, si nous distinguons ainsi six aspects fondamentaux 20 dans le langage, il serait difficile de trouver des messages qui rempliraient seulement une seule fonction. La diversité des messages réside non dans le monopole de l’une ou l’autre fonction, mais dans les différences de hiérarchie entre celles-ci. La structure verbale d’un message dépend avant tout de la fonction prédominante. Mais, même si la visée du référent, l’orientation vers le CONTEXTE — bref la fonction dite « dénota- 25 tive », « cognitive », RÉFÉRENTIELLE — est la tâche dominante de nombreux messages, la participation secondaire des autres fonctions à de tels messages doit être prise en considération par un linguiste attentif. La fonction dite « expressive » ou ÉMOTIVE, centrée sur le DESTINATEUR, vise à une expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle. Elle tend à 30 donner l’impression d’une certaine émotion, vraie ou feinte ; c’est pourquoi la dé- nomination de fonction « émotive », proposée par Marty s’est révélée préférable à celle de « fonction émotionnelle ». La couche purement émotive, dans la langue, est présentée par les interjections. Celles-ci s’écartent des procédés du langage référentiel à la fois par leur configuration phonique (on y trouve des séquences phoniques parti- 35 culières ou même des sons inhabituels partout ailleurs) et par leur rôle syntaxique (une interjection n’est pas un élément de phrase, mais l’équivalent d’une phrase complète). « Tt ! Tt ! dit McGinty » : l’énoncé complet, proféré par le personnage de Conan Doyle, consiste en deux clicks de succion. La fonction émotive, patente dans les interjections, colore à quelque degré tous nos propos, aux niveaux phonique, 40 grammatical et lexical. Si on analyse le langage du point de vue de l’information qu’il véhicule, on n’a pas le droit de restreindre la notion d’information à l’aspect cognitif du langage. Un sujet, utilisant des éléments expressifs pour indiquer l’ironie ou le courroux, transmet visiblement une information, et il est certain que ce comporte- ment verbal ne peut être assimilé à des activités non sémiotiques comme celle, nutri- 45 tive, qu’évoquait, à titre de paradoxe, Chatman (« manger des pamplemousses »). La différence, en français, entre [si] et [si:], avec allongement emphatique de la voyelle, est un élément linguistique conventionnel, codé, tout autant que, en tchèque, la dif- férence entre voyelles brèves et longues, dans des paires telles que [vi] « vous » et [vi:] « sait » ; mais, dans le cas de cette paire-ci, l’information différentielle est phonéma- 50 tique, tandis que dans la première paire elle est d’ordre émotif. Tant que nous ne nous intéressons aux invariants que sur le plan distinctif, /i/ et /i:/ en français ne sont pour nous que de simples variantes d’un seul phonème ; mais si nous nous occupons des unités expressives, la relation entre invariant et variantes se renverse : c’est la lon- 2 gueur et la brièveté qui sont les invariants, réalisés par des phonèmes variables. Sup- 55 poser, avec Saporta, que les différences émotives sont des éléments non linguistiques, « attribuables à l’exécution du message, non au message lui-même », c’est réduire ar- bitrairement la capacité informationnelle des messages. Un ancien acteur du théâtre de Stanislavski à Moscou m’a raconté comment, quand il passa son audition, le fameux metteur en scène lui demanda de tirer qua- 60 rante messages différents de l’expression Segodnja vecerom « ce soir », en variant les nuances expressives. Il fit une liste de quelque quarante situations émotionnelles et émit ensuite l’expression en question en conformité avec chacune de ces situations, que son auditoire eut à reconnaitre uniquement à partir des changements dans la configuration phonique de ces deux simples mots. Dans le cadre des recherches que 65 nous avons entreprises (sous les auspices de la Fondation Rockefeller) sur la descrip- tion et l’analyse du russe courant contemporain, nous avons demandé à cet acteur de répéter l’épreuve de Stanislavski. Il nota par écrit environ cinquante situations impli- quant toutes cette même phrase elliptique et enregistra sur disque les cinquante mes- sages correspondants. La plupart des messages furent décodés correctement et dans le 70 détail par des auditeurs d’origine moscovite. J’ajouterai qu’il est facile de soumettre tous les procédés émotifs de ce genre à une analyse linguistique. L’orientation vers le DESTINATAIRE, la fonction CONATIVE, trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif et l’impératif, qui, du point de vue syn- taxique, morphologique, et souvent même phonologique, s’écartent des autres caté- 75 gories nominales et verbales. Les phrases impératives diffèrent sur un point fonda- mental des phrases déclaratives : celles-ci peuvent et celles-là ne peuvent pas être soumises à une épreuve de vérité. Quand, dans la pièce d’O’Neill, La Fontaine, Nano « (sur un violent ton de commandement) » dit « Buvez ! », l’impératif ne peut pas provoquer la question « est-ce vrai ou n’est-ce pas vrai ? », qui peut toutefois parfaite- 80 ment se poser après des phrases telles que : « on buvait », « on boira », « on boirait ». De plus, contrairement aux phrases à l’impératif, les phrases déclaratives peuvent être converties en phrases interrogatives : « buvait-on ? », « boira-t-on ? », « boirait-on ? » Le modèle traditionnel du langage, tel qu’il a été élucidé en particulier par Bühler, se limitait à ces trois fonctions — émotive, conative et référentielle — les 85 trois sommets de ce modèle triangulaire correspondant à la première personne, le destinateur, à la seconde personne, le destinataire, et à la « troisième personne » pro- prement dite — le « quelqu’un » ou le « quelque chose » dont on parle. À partir de ce modèle triadique, on peut déjà inférer aisément certaines fonctions linguistiques supplémentaires. C’est ainsi que la fonction magique ou incantatoire peut se com- 90 prendre comme la conversion d’une « troisième personne » absente ou inanimée en destinataire d’un message conatif. « Puisse cet orgelet se dessécher, tfu, tfu, tfu, tfu. » « Eau, reine des rivières, aurore ! Emporte le chagrin au-delà de la mer bleue, au fond de la mer, que jamais le chagrin ne vienne alourdir le cœur léger du serviteur de Dieu, que le chagrin s’en aille, qu’il sombre au loin », « Soleil, arrête-toi sur Gabaôn, 95 et toi, lune, sur la vallée d’Ayyalôn ! Et le soleil s’arrêta et la lune se tint immobile ». Nous avons toutefois reconnu l’existence de trois autres facteurs constitutifs de la communication verbale ; à ces trois facteurs correspondent trois fonctions linguis- tiques. Il y a des messages qui servent essentiellement à établir, prolonger ou inter- 100 rompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne (« Allo, vous m’entendez ? »), à attirer l’attention de l’interlocuteur ou à s’assurer qu’elle ne se re- lâche pas (« Dites, vous m’écoutez ? » ou, en style shakespearien, « Prêtez-moi l’oreille ! » — et, à l’autre bout du fil, « Hm-hm ! »). Cette accentuation du CONTACT — la fonction PHATIQUE, dans les termes de Malinowski — peut donner lieu à un 105 échange profus de formules ritualisées, voire à des dialogues entiers dont l’unique ob- jet est de prolonger la conversation. Dorothy Parker en a surpris d’éloquents exemples : « Eh bien ! », dit le jeune homme. « Eh bien ! » dit-elle. « Eh bien, nous voilà, », dit-il, « Nous y voilà, n’est-ce pas, » dit-elle. Je crois bien que nous y sommes », dit-il, « Hop ! Nous y voilà. » « Eh bien ! » dit-elle. « Eh bien ! » dit-il, « eh 110 bien. » uploads/Litterature/ jakobsonfonction-1.pdf
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- Publié le Sep 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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