Cahiers de l’ILSL, N° 26, 2009, pp. 5-20 La fonction critique de l’histoire de

Cahiers de l’ILSL, N° 26, 2009, pp. 5-20 La fonction critique de l’histoire de la linguistique Gabriel BERGOUNIOUX Université d’Orléans Résumé : L’histoire de la linguistique, prise dans une partition entre histoire interne (celle des théories) et histoire externe (institutions et biographies), oublie parfois qu’il lui appartient d’être linguistique avant d’être historique. A partir d’une récapitulation des étapes de la réflexion sur les langues, depuis l’invention de l’écriture jusqu’aux débats contemporains, on se propose de restituer à cette discipline sa dimension critique dans une reprise de l’argumentaire saussurien concernant l’analyse mor- pho-phonologique du langage. Il apparaît alors que les courants dominants (Lab- Phon, OT…) ne correspondent pas aux exigences d’une science du langage, ne serait-ce que dans la séparation qu’ils entérinent entre les deux faces du signe. Mots-clés : histoire de la linguistique, phonologie, morphologie, F. de Saussure, comparatisme, structuralisme 6 Cahiers de l’ILSL, N° 26, 2009 Une question sous-tend cet article : quelle sensibilité l’objet de la linguisti- que manifeste-t-il à l’égard de sa propre histoire ? Les conditions de pro- duction du savoir, le retravail des œuvres anciennes a-t-il une incidence sur la linguistique d’aujourd’hui ? Les réponses, à nuancer en fonction des approches et des périodes, éclairent d’un jour différent l’état présent de la discipline, pour peu qu’on la confronte à des états antérieurs. Ainsi, réflé- chir aujourd’hui sur la mise au point d’instruments de transcription ou sur le débat séculaire de la reconstruction du vocalisme de l’indo-européen pourrait exercer ses effets sur l’analyse du champ de la linguistique con- temporaine. Telle conception, qui s’impose maintenant à l’évidence, appa- raît rétrospectivement comme l’une des solutions possibles, pas forcément la meilleure. F. de Saussure a proposé, en 1878, d’abandonner le terme de racine (ou plutôt de racine syllabique) pour lui substituer celui de cellule prédésinentielle, sans succès. Partant de cet exemple, on pourra en déduire que lui aussi s’est fourvoyé dans son raisonnement ou au contraire que la linguistique n’en a pas fini avec certaines interrogations, et l’ambiguïté ethnique ou culturelle de racine (on pense à Barrès, aux Déracinés [1897]) soulèverait plus d’une interrogation à ce sujet. 1. HISTOIRE EXTERNE, HISTOIRE INTERNE Selon qu’on appréhende la linguistique à partir des transformations que subissent les modes de construction de l’observable (l’histoire interne) ou en fonction de l’organisation sociale des productions et des producteurs (l’histoire externe), deux images se dessinent qui, sans être inconciliables, ne s’harmonisent pas si facilement. L’histoire externe recourt à des critères d’appréciation qui ne suppo- sent pas de compétence particulière dans le domaine : la recension des institutions (e.g. les origines de la Société de Linguistique de Paris), la datation des mots (e.g. à quel moment apparaît le terme linguistique ?) ou la bibliométrie en tiennent lieu. Même la prosopographie1, qui reconstitue la carrière (la trajectoire) des savants et la configuration d’une science académique dans l’interaction entre les cadres sociaux et le curriculum, peut s’écrire sans information particulière sur les enjeux conceptuels. Elle relèvera que, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, le plus grand lin- guiste est sans conteste M. Müller dont la célébrité passée n’a d’égal que l’inanité de son apport à la grammaire comparée. Elle le placera au cœur de son investigation alors qu’un tableau récapitulatif des découvertes majeures dans les sciences du langage ne le mentionnerait pas. L’histoire interne se situe à l’inverse dans une perspective tantôt re- lativiste, tantôt finaliste. Faisant le plus souvent abstraction des conditions sociales de production et de reproduction des concepts, elle appréhende les 1 Cf. une présentation, avec un exemple d’application, dans Picard (2007). G. Bergounioux : La fonction critique de l’histoire de la linguistique 7 travaux sur la langue comme une anticipation des développements ulté- rieurs de la linguistique, considérant que telle école ou tel domaine réalise au présent ce qu’avait deviné tel grammairien ou tel philosophe quelques siècles ou quelques années auparavant. La revendication chomskyenne d’une filiation cartésienne de la grammaire générative en constitue le pa- rangon2. La démarche est plus convaincante lorsqu’elle prend appui sur des études anciennes pour relire autrement des propositions modernes, comme le suggère I. Rosier-Catach quand elle rapproche les réflexions de la théo- logie médiévale et la philosophie du langage ordinaire3. Reformulé en termes de paradigme, l’exercice s’apparente à une histoire des idées comme M. Foucault4 en esquisse la généralisation quand il applique à des champs hétérogènes l’hypothèse qu’à l’âge classique un nouveau regard porté sur le monde en aurait modifié les contours et les représentations. Plus classiquement, les histoires de la linguistique proposées au public enchaînent les chapitres d’un même récit. Elles racontent comment un retour sur les usages de l’écriture a élaboré une réflexion sur le fonction- nement de la langue qui, en dépit de ses aléas, a perfectionné l’adéquation descriptive et consigné ses résultats dans des formats normalisés, tels des dictionnaires ou des manuels didactiques. Chacun des points de vue est légitime mais partiel. Ainsi, les institu- tions ne s’établissent pas ex nihilo. Elles concrétisent une décision politi- que, au point de rencontre entre un régime administratif, une demande sociale et l’action de petits groupes impliqués dans une révision des mé- thodes d’analyse : — le Collège de France (1530), voulu par François Ier et inspiré par le mouvement des humanistes, revendique l’autonomie de la réinter- prétation philologique au service du pouvoir royal face à la Sor- bonne, qui relève de l’autorité du Pape ; — l’Académie française (1635), établie par Richelieu, représente l’alliance passée entre un groupe de lettrés issus de la bourgeoisie et de la noblesse de robe avec le pouvoir politique absolutiste pour une réglementation de la langue ; — l’Ecole des Langues Orientales (1795) succède à un centre de for- mation institué par Louis XIV en 1669 pour former les interprètes des escales françaises de la flotte en Méditerranée avant de servir l’expansion coloniale des régimes successifs ; — l’Ecole des Chartes (1821) symbolise la vision politique concilia- trice de la Restauration en matière de pays légal ; l’exploitation raisonnée des sources archivistiques, associant politiques (Guizot) et littérateurs (Nodier, Mérimée…), est mise au service d’un paral- lèle entre les généalogies de la noblesse – qui a reconquis formel- 2 Chomsky, 1966. 3 Rosier-Catach, 2004. 4 Foucault, 1966. 8 Cahiers de l’ILSL, N° 26, 2009 lement le pouvoir – et une filiation bourgeoise fondée sur l’histoire des communes5 ; — l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (1868) accompagne la rénova- tion de l’enseignement supérieur français, dans la rencontre de quelques intellectuels s’inspirant du modèle universitaire allemand (Gabriel Monod, Michel Bréal) en matière d’histoire et de philo- logie et des hauts fonctionnaires du Ministère de l’Instruction Pu- blique appelés par Victor Duruy (Louis Liard, Octave Gréard). Chacune de ces institutions (la liste n’est pas exhaustive) a contribué à sa façon à déterminer des carrières, à réunir ou à opposer des générations de savants, à faire entrer en compétition des établissements, des sociétés, des périodiques, des conceptions du savoir, à orienter les connaissances. Pourtant, il ne suffit pas d’une institution pour faire de la science6. L’histoire interne se trouve convoquée, qui interroge la façon dont des concepts ont été élaborés, une terminologie fixée, des éléments découverts qui resteront plus ou moins acquis à la linguistique (cf. la thèse de J.- Cl. Chevalier7). Au-delà d’une recension des lieux et des livres, au-delà d’une réduction au biographique, la fin assignée concerne la reconstitution des étapes d’un savoir devenu nôtre. Réconcilier ces deux approches met à l’épreuve notre capacité de conjuguer les connaissances disciplinaires avec les conditions, institution- nelles et biographiques, épistémologiques et culturelles, de leur production et de leur transmission, dans l’évaluation de leurs répercussions sur le sa- voir linguistique. Que doit-on conjecturer de l’univers mental d’un théolo- gien du moyen âge avant d’interpréter ses hypothèses sur le même plan que celles d’un pragmaticien ? Reconstruire simultanément les logiques sociale et scientifique sous-jacentes aux analyses, c’est se démarquer : (i) de la lecture historiciste, qui ignore à quelles nécessités in- trinsèques répond une révision des contenus, (ii) de la lecture philosophique, qui ne perçoit pas certaines spéci- ficités, pourtant fondatrices du champ (que signifierait une philosophie de la phonologie ?) et (iii) de la lecture philologique, qui enregistre, par exemple, des variations terminologiques sans se donner les moyens de ré- capituler les structures qui les décident. 5 C’est ce qu’Au. Thierry illustre en rédigeant son Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du tiers-état (Thierry, 1853). 6 Au contraire, il semble que la recherche atteigne son acmé quand l’effort, d’abord soutenu dans des trajectoires singulières qui se coordonnent en marge des administrations bureaucrati- ques, se trouve relayé au sein d’une institution pionnière alors que l’impulsion se délite quand le même établissement sert par après de perspective de carrière, conformant et confortant la conception de la science qui s’y trouve installée à demeure et qui tend à se figer ; l’institution contre la connaissance en quelque sorte. 7 Chevalier, 1968 [2006]. G. Bergounioux : La fonction critique de l’histoire de la linguistique 9 A cela s’ajoute que la linguistique n’est pas seulement l’objet d’une analyse : elle uploads/Litterature/ la-fonction-critique-de-l-x27-histoire-de-la-linguistique.pdf

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