Camenae n° 15 – Mai 2013 1 Jean CÉARD DE LA CURIOSITÉ AUX CURIOSITES Du XVIe au
Camenae n° 15 – Mai 2013 1 Jean CÉARD DE LA CURIOSITÉ AUX CURIOSITES Du XVIe au XVIIe siècle, s’opère, semble-t-il, un déplacement : la curiosité tend à cesser de n’être que le fait du curieux, pour devenir le nom générique des objets qui suscitent la curiosité, si bien que le mot s’emploie volontiers au pluriel. C’est là essentiellement une tendance, et qui est certainement signifiante. Mais, avant de s’interroger sur le sens de cette objectivation, il est bon de l’établir. J’ai autrefois, dans un ouvrage collectif consacré à la curiosité à la Renaissance, questionné les naturalistes, et notamment Pierre Belon1. Dans son Histoire de la nature des oyseaux, celui-ci emploie abondamment le terme de curieux : on l’y voit vanter « les cabinets des hommes curieux de choses nouvelles », « les hommes d’estude curieux des choses bonnes », célébrer Du Choul, « homme curieux des excellents ouvrages de nature », Guillaume du Prat, « docte et sage prelat, et curieux des sciences », François Ier, « amateur et curieux des choses vertueuses »2. Il précise ce que condamnent les adversaires de la curiosité en dénonçant « la calomnie de quelques personnes inutiles, qui en accusant les observations des hommes curieux, les taxent comme escrivans choses non necessaires3 », remarque sur laquelle on aura lieu de revenir. En revanche, sauf erreur, le terme même de curiosité ne se trouve pas dans l’Histoire de la nature des oyseaux. Il n’en va pas de même de son important récit de voyage, Les Observations de plusieurs singularitez et choses memorables, où le terme de curiosité est bien représenté, notamment dans cette page où il réfute ses calomniateurs, « à fin que celuy d’entr’eux qui a le plus essayé à nous nuire, se trouve grosse beste, d’avoir si fort blasmé nostre curiosité » ; il continue : cestuy alleguoit la coustume ancienne, disant que noz peres avoyent vescu heureusement, sans chercher tant de petites subtilitez qui ne sont necessaires : disant aussi que comme ils s’en sont passez, que nous pouvons bien faire le semblable, et qu’ils n’ont pas laissé sans cela à vivre sains, et à se guerir quand ils estoient malades, et que telles choses doivent estre remises à gens de plus grand loisir, ou à ceux qui cherchent les choses plus par curiosité, que pour l’utilité. À ces apôtres de la décroissance, qui voudraient nous nourrir de glands et nous faire habiter dans des cavernes ou sous les arbres, Belon demande s’ils iraient jusqu’à blâmer « la curiosité d’Aristote », si attentif à décrire les animaux qu’il « a voulu comter les costes des serpents, nombrer les boyaux des poissons, des oiseaux, et parties des corps de tous animaux », savoir éminemment utile. Ainsi, conclut Belon, « l’ignorant ne nous peut 1 La curiosité à la Renaissance, éd. Jean Céard, Journée d’étude de la Société Française des Seiziémistes, Paris, CDU-SEDES, 1986, p. 14-18. 2 P. Belon, Histoire de la nature des oyseaux, Paris, Guillaume Cavellat, 1555. Sont successivement citées les p. 84, 60, 146, 241 et 324. 3 Ibid., p. 17. Camenae n° 15 – Mai 2013 2 raisonnablement arguer de curiosité inutile, ou non necessaire »4. Cette belle page multiplie les emplois de curiosité, mais il faut remarquer qu’ils se rapportent toujours au sujet. Pour trouver, au temps de Belon, d’autres emplois de curiosité, il faut aller consulter, par exemple, Calvin, auteur, en 1549, d’un Advertissement contre l’astrologie qu’on appelle judiciaire, et autres curiositez qui regnent aujourd’huy au monde. François Hotman, qui la même année en fait la traduction latine, l’intitule : Admonitio Joannis Calvini adversus astrologiam quam judiciariam vocant, aliasque praeterea curiositates nonnullas quae hodie per universum fere orbem grassantur. Ce mot de curiosités, Calvin l’éclaire par le rappel d’un épisode conté dans les Actes des Apôtres : C’est merveilles, écrit-il, que ceux d’Ephese, qui avoyent esté adonnez à folles curiositez, apres avoir creu en Jesus Christ ont bruslé leurs livres, comme sainct Luc le recite aux Actes [19, 19], et maintenant qu’il y en a de si pervers qu’il semble que la cognoissance de Jesus Christ ne leur serve, sinon pour aiguiser leur appetit à cercher toutes vanitez frivoles5. Un peu plus loin, Calvin précise la matière de ces livres : Mesmes il faut noter que sainct Luc ne dit point que ce fussent artz meschans ou diaboliques, mais il les nomme Perierga qui signifie curiositez frivoles ou inutiles6. Déjà la Vulgate traduisait : « multi autem ex his qui fuerant curiosa sectati […]. » D’autres retiennent le sens que Calvin écarte. Ainsi Sixte de Sienne, dans sa célèbre Bibliotheca sacra (1566), aménage une entrée intitulée « Curiosarum Artium libri », ou « βίβλιοι περίεργοι », ou « Libri curiosi »7, et il les définit comme des « scripta pertinentia ad artes magicas », en précisant que la magie dont il s’agit est la magie trompeuse, qui opère « ex daemonum commercio ». De la même manière, Martin Del Rio annonce, dès la page de titre de ses Disquisitiones magicae (1599-1600), que le livre contient une « curiosarum artium et vanarum superstitionum confutatio », et il signale (app. 2 du livre 5), sur la foi des analyses de Cujas8, que chez Horace « curiosus pro malefico seu Mago accipitur ». Avec ces deux exégèses, on tient les deux sens des curiosités : ou elles sont frivoles, vaines, inutiles, ou elles sont diaboliques, et donc dangereuses et condamnables. Ce sont ces deux sens que l’âge suivant va profondément repenser. Le premier d’entre eux subsiste encore un peu dans l’usage qu’en fait, par exemple, Pierre de L’Estoile. Attentif à tout ce qui se passe, se dit, s’écrit autour de lui, L’Estoile, dans une note liminaire de son œuvre, la présente comme ce qu’il appelle « le magasin de mes curiosités », non sans feindre de blâmer son goût des « fadezes ». Ce collectionneur ne cesse d’accumuler libelles, pamphlets, publications de circonstance de toute sorte, et, pour les désigner, il use couramment du terme de curiosité : tel manuscrit qui contient « un recueil de plusieurs tombeaux et discours », est, écrit-il « ung des plus beaux de mes curiosités » ; il indique que M. Justel vient de lui apporter, dit-il, « de ses recueils et curiosités » ; il salue en 1604 la mort de son ami Du Plomb, « auquel j’avois deliberé de léguer mes curiosités, comme il m’avoit promis les siennes » ; il signale qu’est achevé 4 P. Belon, Les Observations de plusieurs singularitez et choses memorables, éd. Anvers, 1555, p. 5b-6a et b. 5 J. Calvin, Advertissement…, éd. O. Millet, Genève, Droz, 1985, p. 98. 6 Ibid., p. 98-99. 7 Sixte de Sienne, Bibliotheca sacra, éd. Venise, 1566, p. 99. 8 Voir J. Cujas, Opera, 1839, t. IX, col. 2187. Cujas commente Horace, Epode XVII, v. 76-77 : « an quae movere cereas imagines, / ut ipse nosti curiosus ». Camenae n° 15 – Mai 2013 3 l’inventaire des cottes des alphabets de mes pacquets, qui contiennent un ramas presque d’un siecle de nouvelletés et curiosités de ce temps sur toutes sortes de matières et subjets, avec le nombre d’iceux, qui est de mille deux cens dix, et vont jusques à la fin de l’an 16079. Malgré tant d’intérêt passionné, le terme de curiosité garde encore trace de la réprobation, plus ou moins feinte, d’ailleurs, qui l’accompagne ; c’est celle-ci qui tend à s’effacer (ou plutôt à se transmuer) au XVIIe siècle. Ce nouveau statut va de pair avec l’objectivation de la curiosité. C’est au point que le terme lui-même peut désormais figurer dans des titres. Le mot apparaît déjà dans la description que L’Estoile propose de sa recension de la fin du règne de Henri IV et du temps de Louis XIII : Premières et secondes Tablettes de mes curiosités, de juillet 1606 à may 1610 ; et Troisième tableau. Continuation de mes mémoires-journaux et curiosités, tant publiques que particulières, commençans au regne de nostre petit nouveau roy Loys XIII. Si je ne réussis pas à dater l’apparition de l’expression de « cabinet de curiosités », elle me semble être en germe dans l’article que Furetière consacre à la curiosité, distinguée de la curiosité comme « Desir de sçavoir » ; ce second article est ainsi rédigé : Curiosité, se dit aussi de la chose même qui est rare, secrette, curieuse. Il y a à Paris plusieurs cabinets remplis de belles curiosités. A la suite de l’Académie, Furetière ajoute : « En ce sens il ne se dit gueres qu’au plurier. » De fait, le Dictionnaire de l’Académie précise que le mot « signifie aussi, Chose rare et precieuse. Il a un cabinet plein de curiosités. En ce sens il est plus d’usage au pluriel qu’au singulier. » Parmi les exemples que donne Furetière de ce sens de curiosité, on lit celui-ci : « Ce Chymiste nous a fait voir bien des curiosités ; quantité de belles experiences de son art. » Les publications du célèbre chimiste Nicolas Lémery lui donnent raison. uploads/Litterature/ jean-ceard-de-la-curiosite-aux-curiosites.pdf
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- Publié le Dec 08, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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