Poétique 23 (Paris, 1975): . 291-300 Jean Pépin L'herméneutique ancienne Les mo

Poétique 23 (Paris, 1975): . 291-300 Jean Pépin L'herméneutique ancienne Les mots et les idées Les pages que l'on va lire se proposent d'examiner, dans la grécité classique et tardive, le sens du verbe herméneuein et des substantifs ou adjectifs de la même famille, tels que herméneia, herméneus, herméneutès, herméneutikos (d'où « her-méutique »), etc.1. Sans doute estàl d'une bonne méthode, pour cette enquête, s'abstraire autant que possible des amplifications dont l'herméneutique a bénéficié depuis qu'elle vint se greffer sur la méthode phénoménologique 2 ou sur l'investigation analytique 3. Sa traduction latine par interpretatio a joué un mauvais tour à l'herméneia. Car le substantif interpretatio, passé à peu près tel quel dans les langues euro- péennes modernes, a un préfixe très visible qui lui confère, avant toute spécifica- tion, le sens de base d' « entremise »; et cette acception prégnante s'est reportée sur herméneia, dont l'étymologie inconnue n'offrait aucune protection. Le résultat de cette contamination est que le mot grec en est venu à signifier « interprétation », et que l'herméneutique reçoit couramment aujourd'hui pour synonyme l'exégèse *. Or le sens originel de herméneuein et des mots apparentés, en tout cas leur sens principal, n'est pas celui-là; il n'est pas loin d'en être le contraire, si l'on accorde que l'exégèse est un mouvement d'entrée dans l'intention d'un texte ou d'un mes- sage. Car l'herméneia désigne le plus souvent l'acte d'exprimer, dont le caractère d'extraversion est, on va le voir, fortement souligné. Le plus connu des traités anciens Péri herméneias est, à juste titre, celui d'Aristote; il trouve place dans la collection logique dite Organon; mais la frontière entre dialectique et rhétorique est indécise dans l'Antiquité, et le traité d'Aristote devait engendrer une postérité rhétorique 6. Ce philosophe ne définit pas expressément sa notion de l'herméneia, 1. Dont on verra à l'occasion les équivalents latins. On devine que la plus grande partie du matériel mis en œuvre ici provient des dictionnaires et index : Liddell-Scott-Jones, Lampe, Ast (Platon), Bonitz (Aristote), Leisegang (Philon), etc., sans oublier J. Behm, art. herméneuo, etc., dans Theohgisches Wôrterbuch zum Neuen Testament, t. U, Stuttgart, 1935, p. 659-662; pour interpretari et les mots de même famille, le Thésaurus Linguae Latinae. 2. Cf. P. Ricœur, « Existence et herméneutique », dans le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 7-9. 3. Cf. ibid., p. 124 sq. 4. Cf. ibid., p. 7 : «... le problème herméneutique s'est d'abord posé dans les limites de l'exégèse [...] Si l'exégèse a suscité un problème herméneutique... » 5. Voir F. Solmsen, « Demetrios Péri herméneias und sein peripatetisches Quellenmaterial », dans Hermes, 66 (1931), p. 241-267, repris dans R. Stark, édit., Rhetorika, Hildesheim, 1968. p. 285-311. Jean Pepin mais il la donne plusieurs fois à entendre : c'est la formule dont on use dans une définition, et qui, à ce titre, doit être le plus claire possible9; on pourrait traduire « discours » au sens rhétorique (où l'on parle des « parties du discours »); certains sophismes, dit en effet Aristote, relèvent de la forme du discours, ainsi quand de qui n'est pas identique s'exprime (herméneuetai) de façon identique; et, dans le courant de l'exemple qui suit, apparaît pour le verbe hermèneuein un synonyme qui est « signifier en parlant » (tei lexei sémainein) 7. Autre synonyme concourant, cette fois pour herméneia : c'est le « langage articulé » (dialektos), qui a en com- mun avec le sens du goût le fait que la nature se sert de la langue en vue de l'un comme de l'autre (mais le goût, nécessaire à la vie, est plus répandu dans le règne animal, et l'élocution [herméneia], ordonnée au bien-être, plus restreinte8). Discours, parole, élocution, autant de mots qui suggèrent qu'il n'y a d'hermé- neia qu'humaine. Nullement; chez certains animaux aussi, la nature utilise la langue à la fois pour la perception des saveurs et pour l'herméneia9; c'est le cas des oiseaux, qui usent de cet organe en vue de lherméneia mutuelle10. La fonction ainsi désignée déborde donc l'élocution humaine, qui, sous le nom de lexis n'en constitue qu'une espèce, celle qui opère par le moyen des mots 11. Un terme recouvre ces différents emplois, c'est celui de « langage »; comme le dit à peu pres un éditeur classique de l'Organon, Yherméneia d'Aristote est une sémiologie, destinée à communiquer à l'extérieur les états d'âme12; à quoi l'on ajoutera que les exemples rencontrés incitent à restreindre ce langage au domaine sonore et vocal, à l'exclusion du geste et de l'écriture. Un autre auteur digne d'être interrogé sur le même sujet est, à l'aube de l'ère chrétienne, Philon d'Alexandrie; car il s'agit, pourrait-on dire, d'un exégète professionnel, chez qui l'emploi d'herméneia au sens d'« interprétation », s'il était usuel, ne manquerait pas de portée. Mais il ne l'est pas. Philon utilise abon- damment le mot en contexte anthropologique, plus exactement dans une anthro pologie allégorique. Dieu, dit-il, a confié en dépôt aux hommes trois facultés, qui sont l'âme (ou l'intellect), la sensation et le langage (logos), et dont les actes sont respectivement les pensées, les images et les herméneiai13. Il y a en vérité deux logoi frères, mieux deux espèces du logos, l'une mentale, l'autre proférée, et c'est ce logos-ci qui est dit Vherméneus de celui-là 14; l'originalité de Philon est de mêler à ces considérations anthropologiques deux couples de frères de l'Écriture : Abel, le penseur irréprochable, succombe devant Caïn, le technicien de la parole; Moïse, l'intellect tout entier à la contemplation, s'adjoint Aaron qui figure le langage, 6. Aristote, Top., VI 1, 139 b 12-14. 7. Réfut. sophistiques, 4,166 b l0-16; de ce texte et du suivant, on rapprochera les Définitions pseudo-platoniciennes, 414 d, où l'adjectif herméneutikos apparaît deux fois (dont une comme épithète de « signe ») avec le sens de « indicateur », suivi ou non d'un complément. 8. De l'âme, H 8,420 b 17-20. 9. Parua natur., De la respir., 11, 476 a 18-19. 10.Des parties des anim., II 17, 660 a 35-36. 11.Poétique, 6, 1450 b 14-15. 12.Th. Waitz, Aristotelis Organon, t.1, Lipsiae, 1844, p. 323 : « sensu proprio hè herméneia complectitur signa externa per quaecunque exprimuntur et cum aliis communicantur quae animum afficiunt. » 13.Philon, Quis rer. diuin. hères sit, 22, 108; cf. De cherub., 32, 113. 14.De migrât. Abrah., 13, 71-73 ; sur le langage comme herméneus des délibérations de la pen- sée sa sœur, cf. encore Quod deterius, 12,40. Lhermeneutique ancienne 293 en sorte que la collaboration de ces deux derniers personnages signifie que, « ne pouvant communiquer ses richesses intérieures, l'intellect emploie le langage, son tout proche, comme un porte-parole (herménei) pour manifester ses conte- Si l'on doutait encore que Yherméneia décrite dans ces textes fût une démarche expressive tournée vers l'extérieur, une activité de communication principalement orale, voici, tirés encore de Philon, d'autres traits sans équivoque. l'herméneia se constitue par le moyen d'un instrument naturel qui est la voix16; quand la langue paralysée se refuse à l'herméneia, rien ne sert d'avoir eu des ancêtres méga- lophones17; le langage exprime (herméneuei) par le moyen de la langue et des autres organes vocaux les pensées dont l'intellect est gros et, telle une sage-femme, il les amène à la lumière18. La discipline intéressée n'est autre que la rhétorique : c'est elle qui exerce la parole en vue de l'herméneia 19, c'est elle qui enseigne à adapter à chaque sujet l'herméneia qui convient 20. Aussi apprend-on sans surprise que l'herméneia, affaire de mots, est dévaluée par rapport aux réalités, qu'elle parente à une ombre et à une copie là où les objets exprimés seraient les corps archétypes n. Il est notable que le même sens continue de prévaloir dans des cas où le contexte pourtant l'exégèse, par exemple dans le traité De la vie contemplative, lorsque Philon décrit la communauté des Thérapeutes se livrant à la lecture allégorique de la Bible : ils croient, dit-il, que les éléments de Yherméneia littérale sont les symboles d'une réalité cachée qui se révèle à mots couverts; il note plus loin que l'auteur du commentaire oral de l'Écriture doit prendre son temps, sans quoi l'intellect des auditeurs ne pourrait suivre son herméneia 22. Il ne serait pas impossible de traduire dans les deux cas par « exégèse »; mais il est plus probable que Philon a en vue 1' « expression » littérale et l'« élocution » du commenta- teur Sans doute les termes de la famille de hermèneuein sont-ils, dans les textes que vient de parcourir chez Philon autant que chez Aristote, couramment tra-duits par « interpréter », « interprète », « interprétation »; et cela est admissible dans la mesure où ces derniers mots, par exemple dans le domaine musical ou théâtral, peuvent désigner l'action d'extérioriser par un moyen verbal ou sonore des contenus mentaux par eux-mêmes muets. Mais il est clair que, dans les deux series de textes cités, les mots hermèneuein, etc. s'entendent tous de l'expression et du langage, et jamais de l'« interprétation » prise au sens d'exégèse. Ainsi s'expliqueraient d'apparentes anomalies, par exemple que le uploads/Litterature/ jean-pepin-l-x27-hermeneutique-ancien 1 .pdf

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