Jean Goldzink, A propos des Liaisons Dangereuses de Laclos. La place de Laclos

Jean Goldzink, A propos des Liaisons Dangereuses de Laclos. La place de Laclos dans les territoires dits libertins. Dans cet article, Jean Goldzink revient aux sources de Laclos pour montrer que si Les Liaisons Dangereuses a emporté la mise dans la postérité, rien ne permettait d’en décider ainsi au regard de la marge étroite qui lui était dévolue. Selon lui, "l’artilleur va rafler toute la mise, éparpillée durant 50 ans sur toutes les cases romanesques possibles." Cet article paraîtra dans Essais d’anatomo-pathologie de la critique littéraire, chez Corti en 2O10. LA ROUÉE ET LE LIBERTIN AMOUREUX Par quoi commencer ? Partons, pour une fois, de ce point biographique : Un officier d’artillerie, aristocrate et rousseauisant, formé donc dans la branche la plus moderne, la plus technique de l’armée monarchique, s’ennuie ferme sur une île de garnison. Il décide alors d’écrire un roman épistolaire. Pourquoi épistolaire ? À cause de Rousseau, de Richardson, de Goethe. Deux formes dominent le roman français des Lumières : le roman-mémoires (1730-1760) ; le roman épistolaire (1760-1800). Elles dominent tour à tour. L’étonnant, c’est que la seconde disparaît pratiquement au XIXe, et n’a jamais reconquis une place majeure, ni même importante. Vers 1780, le choix est donc logique. Mais des lettres sur quoi et sur qui ? C’est là que commence le travail des Liaisons. Il se tourne en effet vers le libertinage, en fait vers Crébillon, dont le roman capital, car fondateur, Les Égarements du cœur et de l’esprit, date de 1736-1738. Pourquoi ce parti ? On pourrait avancer que Rousseau barre le roman des grandes âmes, tandis que le Werther de Goethe (1774) barre l’expression du tourment moderne, en l’occurrence La Liaison impossible. Pour ma part, je serais assez tenté de lire Les Liaisons dangereuses comme l’envers de La Nouvelle Héloïse. Et c’est pourquoi, à mon sens, Laclos ne pourra jamais écrire ses Liaisons vertueuses. Rousseau l’avait déjà fait. On verra plus loin pourquoi il ne pouvait pas davantage concevoir, contrairement à Crébillon, un autre récit libertin, emmuré qu’il était par sa propre systématicité, par sa dramatisation radicale de l’hypothèse crébillonienne. Donc, Laclos entend retravailler une matière romanesque apparemment épuisée, labourée en tous sens par une multitude de romanciers français. C’est pourquoi je parle d’un paradoxe : l’un des meilleurs romans français, voire mondiaux, n’invente ni sa forme (le récit épistolaire) ni sa matière (le libertinage vu à travers Versac, le théoricien des Égarements). Et pourtant, coup absolument incroyable, l’artilleur va rafler toute la mise, éparpillée durant 50 ans sur toutes les cases romanesques possibles. Seule surnage, à côté de lui, une tout autre formule, qui ne doit rien à Crébillon : celle de Sade. Pour filer mon motif de départ : détachée du continent romanesque, il ne reste plus aujourd’hui qu’une île, Les Liaisons dangereuses, pour incarner les multiples territoires dits libertins. Voilà un bel exemple de la juste injustice de l’art. Un néophyte, un amateur, l’homme d’un seul livre, anantit tout le monde, c’est-à-dire tous les écrivains professionnels du libertinage, dont Diderot (Les Bijoux indiscrets, 1748). Mais cette situation va aider aux égarements de la critique. Ce propos initial pourrait susciter une terrible méprise, qui fait toute l’Université, et donc la bibliographie. Elle consisterait à croire que, pour comprendre Les Liaisons, il faut d’abord s’infliger ce qu’on appelle l’histoire littéraire ; lire X et Y, savants spécialistes, des thèses, des recueils d’articles, des anthologies ; méditer sur l’histoire et la philosophie du libertinage des origines à nos jours. Pas du tout ! Erreur fatale ! On n’entre jamais dans la compréhension des opérations esthétiques par l’érudition, biographique ou historique. Ni par la linguistique ou la sociologie. Il est par exemple inutile de lire d’emblée la grosse thèse de L. Versini sur Laclos et la tradition. On conseillerait vivement, au contraire, de ne rien lire du tout. Sauf un seul livre : celui de Crébillon, 1736-1738, disponible en collection de poche. Avant d’aborder directement Les Liaisons, commençons donc par examiner deux points, d’ailleurs liés. 1. L’invention de Crébillon J’examine cette question un peu plus en détail, sous la forme d’une dizaine de propositions, dans un chapitre de mon À la recherche du libertinage, 2005. Il s’agit, c’est ma seule méthode, de paraphraser le discours de Versac au héros-narrateur, Meilcour, c’est-à-dire un discours d’initiation au monde tel qu’il est devenu, entendons depuis la mythique Régence. Monde évidemment supposé, reconstruit, systématisé. Cet univers fictionnel est celui de l’aristocratie, comme chez Laclos. Il obéit à des lois sui generis, lois auto-édictées en silence dans la sphère des mœurs mondaines, lois totalement coupées de toute transcendance, lois toutes profanes, toutes sociales. Il n’y a plus de Dieu, plus de Morale, plus de Justice, il n’y a qu’un Marché des corps et des cœurs réglé par le libertinage. Ainsi, la logique libertine qui ordonne le Monde mondain n’a été créée par personne ; elle n’est pas l’objet d’un contrat rationnel, comme dans le droit naturel (Hobbes-Locke ou le Rousseau du Contrat social) ; elle n’émane pas non plus de l’État, mis hors jeu comme chez Laclos. Elle descend encore moins du Ciel. Elle ne sort pas non plus de la Nature. C’est la logique immanente et artificialiste, ou si l’on préfère conventionnelle, d’une société qui produit ses propres règles, intégralement autonomes, intelligibles, applicables, mais en rien rationnelles ni légitimes. (Applicables tant qu’elles ne sont pas poussées à bout, prises en charge par le rigorisme libertin du vicomte et de la marquise de Laclos). Or ces lois ont beau n’avoir aucune assise religieuse, morale, politique, juridique, ni même physiologique, elles n’en sont pas moins inflexibles ! Voilà le paradoxe central, quoique implicite et énigmatique, qu’on chercherait en vain dans nombre de textes critiques sur le libertinage. Qui a décrété ces lois, ce véritable système de mœurs prétendument né d’une révolution appelée Régence ? Le romancier Crébillon, qui construit de toute évidence un monde imaginaire, une métaphysique narrative, quoi qu’imaginent des historiens de la société ou de la littérature, en quête de pilotis. Mais, trace paradoxale de Laclos, nous avons désormais le plus grand mal à imaginer les Lumières hors de ce libertinage romanesque. De quelles lois, de quelle logique s’agit-il ? En gros, d’une loi de la séduction, c’est-à-dire, en latin, d’une logique de l’égarement. Il faut entendre par là au moins deux choses : égarer les Femmes, les perdre ; égarer les rivaux, les surpasser. Il est question d’un grand jeu social, mondain, athée et amoral, ni politique ni naturel, où la séduction des Femmes est par conséquent le moyen au service d’une fin aristocratico-masculine, qui s’appelle la Gloire. On mesure aussitôt le paradoxe de cette logique des mœurs intégralement immanente au monde aristocratique ainsi narrativisé. Elle consiste à réintroduire de l’inégalité à l’intérieur même de la sphère aristocratique, à impulser une logique agressive du mérite individuel dans un jeu imposé par la société à tous ses membres désœuvrés. Et cela, au nom de la passion aristocratique par excellence, la Gloire. Autre paradoxe : le salut intramondain ne peut s’obtenir que par la perdition réglée, obligée des Femmes, seul théâtre offert aux ambitions nobiliaires. Dans cet univers imaginaire, drastiquement moniste, rigoureusement épuré à la manière des tragédies classiques, les objets traditionnels de la réalisation de soi en milieu aristocratique (Dieu, le Roi, la Lignée, le Droit pour la noblesse de robe), ont disparu par décision du romancier. L’individu aristocratique ne peut plus se distinguer que contre ses pairs virils, ne peut plus se lustrer que par leur dégradation, elle-même obtenue dans la dégradation universelle des femmes. Le processus social d’avilissement tourne d’abord les Hommes contre les Femmes ; mais la véritable finalité est de dresser les Hommes contre les Hommes, en vue d’établir une hiérarchie de la gloire au sein du libertinage, hiérarchie établie aux dépens des Femmes, par l’éclat de leur dégradation. On devient un Héros, à la fois craint et admiré, fêté et jalousé comme le sera Valmont, contre toute norme religieuse ou morale, par la perdition cynique et socialement contrainte des femmes. Qu’est-ce que perdre une femme ? C’est la coucher dans le lit libertin, pour la tuer dans l’opinion publique. Le rôle de l’instance sociale est donc double : elle produit les règles, et elle juge des mérites dans la rouerie de l’application. En lieu et place de Dieu et du Roi, on trouve un tribunal collectif : le Monde, auquel Laclos donnera la force sanctionnante qu’on sait, en ce lieu collectif qu’est le théâtre. Là où, sous l’Ancien Régime, la société s’offrait le spectacle d’elle-même. Il faut évidemment noter la cruelle injustice de ce jeu rigoureux : on demande aux femmes de résister, tout en guettant et en organisant leur perte. Cela rappellerait quelque chose : le rapport des hommes à Dieu dans l’augustinisme jansénisé ? Mais ce n’est pas la seule injustice, elle se redouble : la faute féminine est irrémédiable, dès le premier égarement. L’Homme peut se racheter d’une sottise, pas la Femme. Tout péché est pour elle capital, sans retour. Bref, la société profane a inventé quelque chose de plus uploads/Litterature/ jean-goldzink-les-liaisons-dangereuses.pdf

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