YI JING, LA SAGESSE DU CHANGEMENT « Tout ce qui ne régénère pas, dégénère. » Ed
YI JING, LA SAGESSE DU CHANGEMENT « Tout ce qui ne régénère pas, dégénère. » Edgar Morin Le Yi Jing, ou « Livre des mutations » 1, est sans conteste le livre chinois le plus connu en dehors des frontières de son pays d’origine. En Chine même, il a toujours eu la faveur des élites, depuis Confucius jusqu’à Mao Zedong. En Occident, il a captivé de grands esprits comme le philosophe-mathématicien Gottfried Wilhelm von Leibniz et le psychanalyste Carl Gustav Jung. Aujourd’hui traduit dans toutes les langues et mis à toutes les sauces, le Livre des mutations fait véritablement partie du patrimoine intellectuel de l’humanité. Yi Jing, mode d’emploi Le Yi Jing est le premier des cinq « classiques » (jing) dont l’étude était obligatoire pour les lettrés. C’est au départ un livre servant à la divination, dans la pure tradition de pratiques divinatoires qui plongent leurs racines dans le néolithique. Mais cet ouvrage va évoluer et, très tôt, il ne se contentera plus de répondre à la question « que va-t-il arriver ? » : il donnera également des indications sur l’attitude à adopter en fonction des circonstances. Le livre de divination est ainsi devenu un livre de sagesse. A la base du Yi Jing, on trouve les hexagrammes, combinaisons par deux de huit trigrammes (ba gua). Ces derniers sont eux-mêmes formés par la combinaison par trois de traits pleins yang (—) et de traits discontinus yin (- -) (voir figure). Ces huit trigrammes symbolisent les éléments de base de l’univers : le Ciel, la Terre, le Tonnerre, l’Eau, la Montagne, le Vent, le Feu, le Lac. Des commentaires associés à chaque hexagramme – « le jugement », « l’image » et « les traits » pour les principaux – rendent compte de la situation et donnent des indications sur l’attitude à adopter. On lit par exemple, pour l’hexagramme 64 : « […] Que le renard ayant presque accompli la traversée trempe sa queue. Aucun lieu n’est profitable […] Le feu se trouve au-dessus de l’eau […] Ainsi l’être accompli en étant très attentif dans la différenciation des choses demeure en sa place. » (Traduction : Centre Djohi.) Pour obtenir une réponse à une question donnée, il existe différentes techniques qui permettent de sélectionner un hexagramme parmi les 64 que compte le Livre. Décrire par le menu le processus opératoire de chaque technique ne présente guère d’intérêt dans le cadre du présent article. Le lecteur intéressé trouvera tous les détails dans l’un ou l’autre des nombreux livres consacrés au Yi Jing. Pour faire bref, disons simplement qu’il existe trois méthodes usuelles : la plus ancienne est le tirage par tiges d’achillée (actuellement souvent remplacées par des baguettes de bambou) ; la plus courante utilise des pièces de monnaie (souvent des fac-similés d’anciennes pièces chinoises à trou central) ; la plus facile consiste tout simplement à ouvrir le livre à une page quelconque, en se fiant à son intuition. Sauf si l’on ouvre le livre au hasard, la sélection de l’hexagramme se fait trait par trait. Et, chose remarquable, chaque trait est en quelque sorte vivant puisqu’il porte en lui son potentiel de changement. C’est ainsi qu’on distingue, pour le trait plein yang, le « Vieux Yang » mutant en yin, et le « Jeune Yang » non mutant. Il en est de même pour le trait discontinu yin. Il s’ensuit que l’hexagramme formé de tels traits correspondra, non à une situation morte car figée, mais à un processus en action tout à l’opposé d’un état pétrifié. Le changement, fondement du monde chinois Avec ses hexagrammes en perpétuel devenir, le Yi Jing s’inscrit parfaitement dans la conception chinoise du monde qui s’appuie, non sur la catégorisation des êtres et des choses, mais sur la notion de processus, basé sur le changement et l’interdépendance. Nous sommes bien là à l’opposé de la pensée occidentale classique, qui fige l’objet et l’isole pour l’étudier mieux. (Par parenthèse, remarquons que la vision chinoise est très proche des théories scientifiques les plus actuelles, notamment dans le domaine de la physique.) Pour les Chinois, la réalité est conçue « comme un surgissement permanent, comme un perpétuel passage du virtuel à l’actuel » (Jean-François Billeter), et leur préoccupation première sera de trouver la cohérence entre les incessantes transformations du Réel. Ces transformations s’inscrivent dans un processus dont les différentes phases peuvent être décrites ainsi : 1) apparition de la réalité à partir de l’indifférencié, sous une forme embryonnaire ; 2) développement jusqu’à réalisation complète ; 3) disparition et remplacement par une nouvelle réalité. Essayons par quelques exemples d’appréhender un peu mieux cette vision dynamique. Cela commence… avec le commencement. Ainsi que le précise le vieux maître Lao Zi (Lao-Tseu) : « Le Dao donne naissance à l’un, l’un au deux, le deux au trois, le trois aux dix mille êtres. » (Traduction : Eulalie Steens.) Le Dao (ou Tao) est ici l’indifférencié. Quoique le même Lao Zi nous mette en garde (« Le Dao qu’on saurait exprimer n’est pas le Dao permanent »), on peut se risquer à dire, en première approximation, que le Dao, c’est la potentialité, la virtualité. Par « deux », il faut évidemment entendre le yin et le yang. Quant à l’expression « dix mille êtres », elle signifie « tous les êtres », c’est-à-dire tout ce qui existe. Cet ensemble d’existants est donc le fruit de l’interaction des yin et yang ; une interaction par essence dynamique et génératrice de changement car il est clair que le phénomène décrit par Lao Zi n’est pas un événement « d’une seule fois » comme la création du monde chrétien (la notion de « créateur » est d’ailleurs totalement étrangère à la pensée chinoise, ce qui peut expliquer le peu de succès des missionnaires chrétiens des siècles passés). Au contraire, ce processus se renouvelle à chaque instant, il est permanent… et c’est bien la seule chose qui le soit ! Un deuxième exemple peut être trouvé dans le domaine de l’écriture. On sait toute l’importance que les Chinois lui accordent et, même si l’on ne pratique pas soi-même cette écriture, il suffit de regarder un calligraphe en action pour ressentir les forces de vie qui animent chaque caractère. Le dynamisme des caractères chinois se manifeste à plusieurs niveaux, à commencer par leur signification : elle n’est jamais figée, et change en fonction du contexte. Un même caractère pourra par exemple être un prénom, un substantif ou un verbe selon les circonstances. Ensuite, à l’intérieur d’une même signification, les frontières restent floues et évolutives dans le temps. Cette qualité de changement, cette impossibilité de figer le caractère dans une signification définitive, s’explique par la nature même de l’écriture chinoise. On considère en effet que les signes sont des réalités à l’état naissant, conçus comme des « émanations naturelles de configurations d’énergie en germe dans la réalité même » (Billeter). Cette conception exclut évidemment toute idée de signification arbitraire et conventionnelle. Le troisième et dernier exemple concerne l’attitude à adopter lorsqu’on est immergé dans un tel maelström de changement. La solution la plus sage consiste à ne pas s’opposer au déroulement général des choses, à ne pas chercher à remonter à contre-courant du processus. Cette attitude d’opposition est non seulement dangereuse, voire suicidaire, mais elle est surtout inutile car le dynamisme du processus est tel qu’il génère en permanence des occasions et des opportunités qu’il suffit de saisir lorsqu’elles viennent à passer. Laisser les choses se dérouler sans s’y opposer ; s’harmoniser au mouvement : cette attitude générale d’attente – mais une attente active, attentive, avec un esprit ouvert – est connue sous l’expression de « non-agir » ou mieux « non-intervenir » (wou wei). Elle est au centre de l’enseignement du taoïsme et au cœur de la sagesse du Yi Jing. De la légende à l’histoire A côté de ce que l’archéologie nous révèle de leur passé, toutes les grandes civilisations ont développé une histoire mythologique. Cela est particulièrement vrai pour la Chine mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, archéologie et mythologie ne constituent pas des domaines complètement séparés. De nombreux exemples montrent au contraire que les légendes de la vieille Chine ont souvent un fond historique2. La genèse du Yi Jing n’échappe pas à cette règle, et nous l’aborderons donc du double point de vue de la tradition et de la science. D’ailleurs, le contenu lui-même du Livre est souvent inspiré par des éléments de l’historiographie. Ainsi en est-il de l’hexagramme 8 « Soutien », dont le commentaire : « […] L’arrivée du rebelle. Venu le dernier, il y trouva sa fin dernière » fait référence à un passage de la vie du roi semi-mythique Yu le Grand (dont nous allons parler dans un instant). On raconte en effet que Yu prit prétexte du retard inadmissible à une réunion de son vieil adversaire Fang Feng pour le sacrifier au dieu du sol. Dans ses grandes lignes et en très résumé, l’histoire du Yi Jing met en scène des personnages de premier plan de uploads/Litterature/ yijing.pdf
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- Publié le Mai 20, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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