Le modernisme espagnol dans la prose de fiction : état de la question. Julie So

Le modernisme espagnol dans la prose de fiction : état de la question. Julie Sorbier-Rawls Qu’est-ce que le modernisme espagnol ? Les diverses histoires de la littérature pour la période allant de la fin du XIXe aux débuts du XXe siècle ne s'accordent guère en la matière. Toutes sont unanimes à rappeler que le modernisme vient du terme « modernité », néologisme risqué par Baudelaire dans les années 1860 et défini comme étant l'union du « fugitif » avec l' « éternel ». Pour le reste, le dénominateur commun aux ouvrages scientifiques est la complexité. Francisco López Estrada, dans son ouvrage de 1978 El modernismo : una propuesta polémica sobre los límites y aplicación de este concepto en una historia de la literatura española1, insiste sur l’évolution du mouvement dans la diachronie ; il fait du modernisme un courant qui, d’abord manié par une élite, devient ensuite une expérience commune à la majorité des écrivains du début du XXe siècle. Germán Gullón confirme ce propos2. Dès lors, on comprend la réserve de certains chercheurs à le nommer. En 1995, l’ouvrage de Bernard Capdupuy intitulé Littératures espagnoles. Le roman espagnol de 1870 au début du XXe siècle, n’emploie à aucun moment le terme « modernismo » : les chapitres sont titrés « Romans fin de siècle » − chapitre III − ou « La rénovation littéraire » − seconde partie du chapitre IV3. Le vague entourant la question moderniste n’est pas récente : dès sa parution pour le grand public, au début des années 1900, les commentaires à son sujet sont légion et les analyses de leurs auteurs divergent fort. Les raisons de ce flou sont nombreuses, la première 1 Francisco López Estrada, El modernismo : una propuesta polémica sobre los límites y aplicación de este concepto en una historia de la literatura española, Budapest, Akadémiai Kiado, 1978, p. 10. 2 La richesse sémantique du terme est telle que ce dernier s’exclame : « La etiqueta modernista posee una capacidad de adherencia asombrosa », Germán Gullón, « Lo moderno en el modernismo », in ¿ Qué es el modernismo ? Nuevas encuestas, nuevas lecturas, Cardwell et Mc Guirk (éd.), University of Colorado at Boulder, Society of Spanish and spanish-american studies, 1993, p. 88. 3 Bernard Capdupuy, Littératures espagnoles. Le roman espagnol de 1870 au début du XXe siècle, Paris, Dunod, 1995. d’entre elles est l'amplitude géographique. En effet, le modernisme est d’abord un mouvement latino-américain et hispanique dont la paternité est presque unanimement attribuée au Nicaraguayen Rubén Darío ; c’est également un mouvement européen qui intègre en son sein des artistes tels que Maurice Maeterlinck, Joris-Karl Huysmans ou Oscar Wilde. C’est enfin un mouvement universel si l'on rappelle l'influence d'écrivains nord-américains tels que Walt Whitman ou Edgar Poe sur l’écriture moderniste. A cet écart géographique s'ajoute la grande variété de styles qui compose le mouvement. Cette richesse pousse du reste les historiens spécialistes de la question à ne pas chercher la cohérence du groupe dans ses productions littéraires, mais bien plutôt par le truchement d’ouvrages dans lesquels l’auteur apparaît en tant que personne – chroniques, souvenirs, mémoires, revues, etc.4. Ainsi, Lily Litvak, éminente spécialiste, justifie-t-elle aisément son propos : le modernisme est la somme de travaux d’un nombre important d’artistes qui ne constituent pas obligatoirement un groupe, dont personne ne prend la tête ni n’impose de ligne directrice5. Rubén Darío, son leader, refuse d’en assumer la responsabilité et le vide qu’il laisse n’est pas comblé. En 1907, une nouvelle revue littéraire voit le jour ; il s’agit de El Nuevo Mercurio. Ainsi que le rappelle Donald F. Fogelquist, le titre fait écho au fameux Mercure de France, paru à partir de 18906. Cet en-tête est le signe visible que les modernistes sont en quête d’une filiation, voire d’un modèle et qu’ils cherchent à exister aux yeux du Paris littéraire. Ils ne cachent pas leur mal-être identitaire : quelques mois après l’apparition de ce périodique, Enrique Gómez Carrillo, son directeur, lance une enquête dont le sujet est : Qu’est-ce que le modernisme ?7. Les 4 Lily Litvak conseille : « Creo que para el estudio de ese periodo, las principales fuentes son − junto con sus obras literarias y artísticas − los documentos de la época : revistas, periódicos, correspondencia memorias, recuerdos. » Lily Litvak, El modernismo, Madrid, Ed. Taurus, 1975. Nota preliminar p. 13. 5 « Ninguno de [los « escritores que en la novela ó en el cuento se hayan dado á conocer ventajosamente de unos cinco años acá »] se ha impuesto completamente, obteniendo celebridad amplia y ruidosa. » Emilia Pardo Bazán, Helios, Año II, número XII, mars 1904, op.cit. p. 257. 6 « La carta [de Juan Ramon Jiménez a Rubén Dario a propósito de la revista Helios,] escrita en 1902, dice en parte lo siguiente : "querido maestro : Cinco amigos míos, y yo vamos a hacer una revista literaria seria y fina : algo como el Mercure de France : un tomo mensual de 150 páginas, muy bien editado. Nosotros mismos costeamos la revista; así puedo decir a usted que vivirá mucho tiempo" », Donald F. Fogelquist, « Helios, la voz de un renacimiento hispánico », in Lily Litvak (éd.), El modernismo, Madrid, Ed. Taurus, 1975, p. 328. 7 El Nuevo Mercurio, Madrid, Marzo de 1907, p. 123-124. modalités de ce sondage mettent en lumière deux éléments fondamentaux. La première, c’est le postulat posé par son auteur, qui donne une idée l’importance accordée, dès la première décennie du siècle, au modernisme dans les cercles littéraires et éditoriaux et les répercutions sociales d’un tel phénomène au sein de la société espagnole et américaine. L’autre élément fondamental se déduit de la lecture du sondage. En effet, la réponse à apporter à la question Qu’est-ce que le modernisme ? doit s’appuyer sur le ressenti du lecteur. Loin de toute forme d’exégèse textuelle, chacune des quatre questions posées pour cerner le mouvement littéraire a trait aux sensations. Il n’y a dans cette enquête aucun aspect scientifique, aucune mesure, aucune règle. Il n’est pas proposé non plus d'herméneutique d’un texte sur base de son vocabulaire, de son rythme, de l’usage de ses adjectifs, de sa ponctuation, de ses adverbes, etc. En somme, cette enquête sur le modernisme est moderniste dans son approche : sans école ni modèle, sans précisions ni règle, et elle permet à tout un chacun, connu ou anonyme, de s’exprimer sur un phénomène littéraire. Finalement, ce qui semble définir le modernisme, sur le seul fondement des conditions du sondage, c’est qu’il consacre le triomphe de l’individu sur la collectivité, et la primauté des sensations intimes sur les faits objectifs, conformément à l’esprit de l’époque. Bien entendu, les résultats sont à la hauteur des questions : hétérogènes ; les chroniques publiées dans El Nuevo Mercurio correspondent à l’esprit dans lequel les questions ont été posées, elles font la part belle à la subjectivité et à l’impression. Quant à la synthèse finale, promise par l’éditeur, elle n’apparaît pas8. La dernière chronique, écrite par Guillermo Andreve, fait office d’abrégé sur le sujet et elle définit le mouvement littéraire comme l’abandon des formules désuètes, des règles arbitraires et, nous traduisons, des idées qui ne sont pas les nôtres9. En somme, le modernisme serait une façon libre d’écrire. Il serait la forme libre de l’expression intime et passionnée d’artistes du début du siècle. Cette interprétation fait écho 8 A tout le moins est-elle absente des microfiches conservées à la Biblioteca Nacional de Madrid. 9 El Nuevo Mercurio, op.cit. p. 1423. à la synthèse que fait José-Miguel Oviedo au sujet de la littérature hispano-américaine10. Pour autant, les résultats de l’enquête de la revue El Nuevo Mercurio ne définissent pas le mouvement moderniste, ni ne proposent de tête de groupe. Au contraire même, ils mettent en lumière la disparité des auteurs censés représenter le modernisme espagnol et hispano- américain. Hormis quelques formules axiomatiques communes, l’enquête ne donne à voir aucun consensus. Cependant, il serait exagéré d’affirmer qu’à l’époque déjà, la définition du moderniste fait en tout point débat. Certains éléments sont communément admis. Outre la question de la paternité du mouvement – presque unanimement attribuée à Rubén Darío, à José Martí voire à Gustavo Adolfo Bécquer – les critiques s’accordent à penser que le terme « modernisme » ne signifie pas grand chose. L'enquête de 1907 fait apparaître que l'appellation laisse songeur11, quand elle n’exaspère pas12. La critique s’empare immédiatement de ce flou sémantique et les différentes revues de l'époque regorgent de dessins satiriques représentant le moderniste type. Il faut dire que l'emploi récurrent de ce terme provoque ricanements et mépris. Les opposants se vautrent dans des clichés qu’ils se plaisent à actualiser sur les plus grandes tribunes nationales. Emilio Ferrari est de ceux qui galvanisent l’outrance antimoderniste. Il compose un poème intitulé « Receta para un nuevo arte » : le mépris de cet auteur pour le modernisme est virulent et il en fait l’axe principal de son discours d’entrée à la Real Academia Española en 190513. L’antimodernisme semble au moins double. Il est uploads/Litterature/ julie-sorbier-rawls-le-modernisme-espagnol-dans-la-prose-de-fiction-etat-de-la-question 1 .pdf

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